— YOU CANNOT CHANGE FATE. HOWEVER, YOU CAN RISE TO MEET IT, IF YOU SO CHOOSE. —

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Le hurlement du loup avait réveillé l’homme ; le barbu avait beau avoir ses yeux vitreux grand ouverts, il pouvait encore entendre résonner au fond de son esprit la mélopée qui l’avait ramené à la réalité. Glace et neige se consolidaient dehors sous le vent tonitruant, mais à nouveau, distinctement dans le chaos, la bête le somma d’apparaître. Il était maigre d’apparence, les doigts noueux, chaque articulation douloureuse sous les intempéries, mais dans son foyer, le feu qu’il avait lancé des heures auparavant ne faiblissait pas. L’homme était connu pour être sage, insaisissable, solitaire également. L’on fit craquer le bois de sa cabane - déjà si son toit passait l’hiver, il pourrait s’estimer heureux, beaucoup disaient ; le vieux n’avait donc pas envie que qui que ce soit, quelque bête que ce soit ne s’attaque à ses murs. Le pas défait de toute hésitation, les planches crissant sous ses talons indélicats, il ouvrit la porte sans une once d’hésitation. Il l’avait retrouvée accroupie, sa chevelure noire se noyant dans la nuit - frigorifiée sans doute, tout son être s’était resserré autour du petit paquetage qu’elle avait entre les bras : il était bien mieux emballé qu’elle, et de tous ses membres elle tremblait sous la colère mordante du blizzard. Sous ses pieds emmitouflés dans d’épaisses chausses en peaux de bête, l’homme ne remarqua guère le sang rouge - ce n’est que lorsqu’il vit les mains de la femme qu’il le remarqua enfin : le liquide ferreux avait glissé sur ses doigts, ce n’était ni de son visage ni de ses mains dévorées par la gangrène qu’il s’échappait, mais bien d’une plaie béante à ses côtes, que l’on pouvait entrevoir malgré les vêtements qu’elle portait. Ce n’est qu’enfin qu’il remarqua, sous le regard suppliant de la femme, le visage du bébé qu’elle tenait entre ses bras. Mort ? L’idée lui traversa l’esprit un instant ; mais la femme semblait plus pâle cependant que le nourrisson qu’elle tenait entre ses bras. Fière et droite, bien que recroquevillée sur elle-même, elle le toisa d’un oeil critique, impérieux, qui aurait pu le figer sur place s’il n’avait pas été parmi les hommes les plus braves, les plus impressionnants de tout Alcahar. Dans ses yeux sans doute qu’elle put décrypter une réponse à ses attentes ; en un souffle, elle abandonna la rude bataille qu’elle livrait depuis des jours : la lueur de ses prunelles s’éteignit, se fana dans le néant, le silence gagna vivement en intensité et seule une risée de vent troubla l’immobilité de l’instant.

De ses doigts, l’enfant plongeait profondément dans l’épaisse fourrure de l’animal : que c’était chaud. Ses pensées restaient accrochées aux délicates sensations que lui procurait chaque respiration de la bête sous sa main - la gueule ouverte, langue dehors, le loup lapait l’air glacial d’Alcahar comme s’il s’agissait de la plus douce des eaux de source. Son pelage était doux, tout autant que rêche, chaque fibre de celui-ci réagissait sous les doigts blanchâtres de la gamine : le loup était parfaitement impassible au contact de l’humaine - c’était à croire qu’il s’en fichait éperdument, ou qu’il s’était fait à sa présence dans les alentours. Les jours que la petite brune avait passés dans la forêt l’avaient épuisée : la peau sèche, la chair de ses lèvres ouvertes jusqu’au sang, son seul réconfort semblait être la compagnie énigmatique que représentait l’animal. Il était si petit, comme elle, une fleur venant tout juste de sortir des fin fonds de la terre, prête à enfoncer ses racines dans le néant. Le néant. L’oxygène qui glissa dans ses poumons prouva à la sauvage qu’elle était encore en vie, qu’elle vivait, survivait dans ce vaste océan inconnu de neige et de glace - que faisait-elle là ? Si troubles étaient les images qui lui revenaient en mémoire, et le sang, battant à ses tempes, rendait la profonde cicatrice à son front plus douloureuse encore. Mal de tête. Mal de tête à en devenir folle, et l’animal allongé, le chant de chaque bouffée qu’il prenait dans l’air, la berçait avec douceur. Peu à peu, elle ne sentait plus le sang qui glissait de sa plaie, ni le givre qui avait commencé à dévorer ses chairs : le louveteau minauda un instant, il aurait parfaitement pu s’enfuir mais tout comme elle, il se blottit au creux de la racine noueuse de l’arbre. Et le vent cessa, lentement, alors qu’aux tympans de l’enfant, c’était le cœur de l’animal qui ravivait une douce flamme dans ses entrailles : il battait si doucement, paisible navire au milieu d’une mer rouge, il faisait vivre la bête, suinter l’haleine à travers sa gorge et sa mâchoire. C’était le même système imprenable qui la faisait vivre elle aussi, survivre dans des endroits aussi désespérés. Le bois semblait, en cette compagnie, être une zone plus clémente qu’effrayante - l’interminable nuit de la veille, où la peur l’avait maintenue éveillée, semblait infiniment loin à présent. Elle était en sécurité, elle le savait.

La compagnie des hommes lui était devenue inutile ; la petite fille était devenue femme, se nourrissant de viandes crues lors des rudes hivers, se fondant dans des tanières dont tous ignoraient l’existence. Svenhyld - appel accroché à ses lèvres, enchaîné à sa mémoire, les loups ne l’appelaient guère, les loups la hourdaient d’un regard sombre, et c’était la voix claironnante d’un homme qui résonnait ainsi à son esprit. Svenhyld, vague complainte d’un passé enterré sous l’épaisseur de la poudreuse. Compagne du Loup Blanc qui l’avait recueillie, la sauvage ignorait les regards véhéments qui traînaient dans son sillage : au mieux, beaucoup la voyaient comme une insignifiante béasse qui, dans son sillage, emportait leurs ricanements et regards lascifs. Au pire, ils la considéraient avec aussi peu d’égard qu’une vulgaire coureuse de remparts ; et dès qu’un sifflet passait leurs lèvres, le Loup faisait volte-face, et la Louve leur faisait avaler la boue gelée qu’elle venait de fouler de son pas souple. Derrière elle, Svenhyld laissait un fumet de légendes et de vieilles histoires que peu croyaient : l’on disait qu’elle se peignait le visage pour ressembler à l’horrible bête qui l’accompagnait ; l’on disait que le Loup Blanc dévorait les enfants que sa Louve ne trouvait pas à son goût. Toujours, dans les froides contrées d’Alcahar, le mythe de la glaciale et impétueuse guerrière aux loups peuplait les esprits.

Forgenerg (Forteterre), siège de la garde des ombres
Ses pupilles dansaient sous ses paupières, flirtaient avec la lumière dans un tango endiablé, encore et encore, les images se précipitaient sur le fond de sa rétine. Tournaient en boucle les scènes embrasées qui hantaient ses cauchemars les plus anciens : poussiéreux presque, elle revoyait la bicoque en bois partir en cendres, elle entendait à nouveau les cris lui ordonner de partir. Svenhyld, Svenhyld. Toujours ce nom auquel elle se raccrochait fermement, ses doigts fins enserrant ce qui lui sembla être, pour un instant, le pelage du Loup. Mais déjà la pulpe de ses mains ne ressentait plus la moindre sensation, et une douleur cuisante coulait à travers chaque nerf de ses muscles. Fiévreuse endormie, elle sentit l’âpre arôme du feu venir charrier ses narines, la froideur de la neige sous ses pieds, le goût ferreux du sang glisser dans le fond de sa gorge. Offrir sa gorge à un démon pour qu’on la lui tranche aurait pu mettre fin aux supplices silencieux qui se précipitaient juste devant elle, agitant son sommeil - les plaies sur sa peau avaient été soignées de manière approximative, demeuraient cependant dans les profondeurs de son esprit ces survivances d’un jadis qui lui était même inaccessible à elle. Enfin, les azurs brillants de la Louve s’ouvrirent, un souffle lui brûlant les poumons : c’était comme si elle s’était retenue de respirer pendant trop longtemps, demeurant en apnée dans les profondeurs des lacs gelés d’Alcahar. Le temps faisant, elle s’y était habituée, ce n’était pas pour autant que la sensation en était devenue moins cuisante. La lumière blanche l’aveugla, si brillante en comparaison des ténèbres dans lesquels elle s’était enfoncée. Soif, c’était pourtant la soif qui tiraillait chaque bribe de l’être qu’elle était - sa bouche ne semblait pas avoir avalé le moindre liquide depuis des lustres déjà : aux hivers les plus rudes, elle avait appris à résister en avalant le sang au creux des estomacs des bêtes, la sécheresse qui s’était insufflée dans toute sa gorge ne semblait pouvoir être tarie par rien. Une voix fit vibrer ses tympans, mais son esprit était tant embué que la moindre parole lui était inaudible : elle saisit cependant cette opportunité, attrapant dans ses ongles acérés la chair de la main qui s’était posée sur son épaule - elle aurait pu jurer qu’elle lui avait enfoncé ses griffes rageuses jusqu’au sang, mais alors qu’elle tentait de se redresser, titubant sur ses pieds pour mieux retomber sur un sol d’asphalte, elle comprit que ses sens n’étaient pas aussi nets qu’elle l’aurait voulu. C’est cependant bien la respiration du Loup qui atteignit le bord de sa joue, seul réconfort alors que ses côtes la tiraillaient atrocement. Le loup était blessé : d’une couleur de rubis au coeur de son pelage neige, une large entaille creusait le sommet de sa patte - elle en gronda entre ses dents, d’un juron qu’elle était la seule à comprendre, mais le néant bien vite l’entoura à nouveau.

Sous ses pieds, le sol dur semblait gronder, hurler un appel lascif que nul ne voulait entendre. Svenhyld l’entendait - dans les tréfonds des Forges en Nerg, un démon aux crocs acérés mugissait, ricanait de l’ignorance des inconscients qu’il viendrait écraser sous sa puissance. L’air ici sentait la pourriture, chaque bouffée d’oxygène lui semblait toxique au creux de ses poumons, alimentant son sang d’une globuline meurtrière. Elle voulait partir. Les Forges en Nerg n’étaient pas son affaire, le Bois l’appelait elle, au fond de son esprit : les racines des arbres mouraient, les oiseaux quittaient leurs nids, et les loups attaquaient jusqu’à leurs semblables. Ici, il y avait trop d’hommes, trop de présence humaine pour qu’elle désire s’attarder plus d’un instant : le pas véloce et décidé, elle était donc en tête de la procession, déchaussée comme si de ses pieds nus, elle pouvait plus nettement encore sentir la menace qui s’engouffrait à travers les galeries des forges. Le Loup trottait lentement, mais ralentissait trop souvent, s’attirant des regards foudroyants de la part de sa compagne : leurs desseins n’étaient pas ici. L’homme bouclé avait longuement - trop longuement - parlé, elle l’avait écouté, ne saisissant que des bribes de ce qu’il tentait de lui expliquer : il l’avait trouvée, mourante, au fond des Bois de la Peste ; le Loup l’avait laissé faire, impassible, tandis que l’homme bouclé était venu au secours de la Louve, s’incombant la lourde tâche de lui sauver la vie. Du fond de ses iris, elle l’avait toisé longuement : quelles pouvaient bien êtres les pensées qui le motivaient à sauver ainsi des vies dont il n’avait cure ? Des loups l’avaient attaquée, sans crier gare, elle se souvenait à présent, de la manière dont elle avait dû tuer ses congénères pour survivre, de combien leur chair avait senti le poison lorsqu’elle les avait ouverts - de leur sang, noir, glissant sur ses doigts. Forge en Nerg n’était pas l’endroit où ils devaient être, les Bois priaient que l’on vienne à leur secours. Le Loup s’était pourtant arrêté depuis bien des foulées déjà : le sifflement rauque de la sauvage l’appela, résonnant contre les parois de pierre. Mais l’animal ne bougea pas d’un pouce. Résolument planté sur ses pattes, il la défia de ses yeux noirs ; aussi loin qu’elle s’en souvienne, le Loup avait toujours calqué ses pas sur les siens, et la Louve avait suivi les instincts de l’animal blanc quoiqu’il arrive. Ignorant l’homme bouclé et les paroles qu’il lui lança, la sauvage revint à hauteur de sa bête : gigantesque même dans ces réseaux de pierre, l’animal venait de tomber, allongé, contre la pierre. D’une main sur l’encolure, profondément enfoncée dans le pelage de l’animal, elle tâta la bête, acquiesça, abdiqua d’un sourire. Au creux du cou de l’animal elle eut quelques paroles, qu’eux seuls purent comprendre, ils resteraient, s’ils le devaient. Qu’il en soit ainsi.