Une note s’envole. Légère, éphémère, elle s’attarde une seconde dans les airs tandis que vibre la corde que je suis venue caresser de mon archet. Et, tout doucement, dans une arabesque que je suis seule à distinguer, elle glisse le long de ma joue, chuchote un adieu à mon oreille et se laisse emporter par un souffle de brise aussitôt disparu.
Assise au pied d’un chêne séculaire, je laisse mes doigts errer le long des cordes de crin de ma vielle, songeant à mon retour prochain à Aubétoile. Le mois que je viens de passer sur les routes de Kahanor m’a semblé si court… Ma musique pour toute compagne, l’amour du partage comme seule richesse et les astres pour guides… J’aurais voyagé encore longtemps. Savourant chaque once de cette liberté qui m’est si chère, goûtant le plaisir d’avancer au hasard des chemins sans d’autres préoccupations que de trouver un toit pour la nuit et une mélodie nouvelle à composer.
Pourtant… Il me faut rentrer à la capitale, où le devoir m’appelle – aussi odieux que me soit son nom. Je m’étais jurée de ne jamais dépendre de quiconque. De faire mon art le seul élément indispensable à mon existence, de n’avoir de loyauté qu’envers ma Guilde, de ne jamais dépendre de quiconque pour demeurer libre de mes choix et de mon destin. Sans doute était-ce là un souhait bien présomptueux… Mais comment oublier le regard de ma mère le jour où lui fut retirée son enfant, âgée de tout juste treize ans ? Comment oublier le regard suppliant qu’elle lança à mon père, le priant de ne pas m’envoyer dans cette académie lointaine dans laquelle d’inconnus bienfaiteurs m’avaient déjà tracé une voie ? Comment oublier que je ne l’ai jamais revue ? Aubétoile regorge de musiciens talentueux et là n’est pas la place de modestes troubadours allant de hameau en village. Jamais ils ne sont venus m’y rendre visite et au jour de son décès, porté par une méchante fièvre à l’hiver 1602, ne me sont restés que quelques lignes, écrites de la main d’un écrivain public, mes souvenirs et mes regrets. Ainsi que la certitude que jamais je ne laisserai quiconque avoir pareille emprise sur ma vie. Qu’ils passent donc leur chemin ces hommes avides, ceux qui souhaitent m’enchaîner comme ceux qui ne désirent que ma vertu. Je n’appartiendrai à personne. Que le Fils m’en soit témoin, j’ai trouvé ma félicité dans la beauté des monts et des rivières, dans les trilles d’un oiseau matinal, dans le rire des enfants quand vient le temps des danses, dans l’étincelle qui allume les yeux de toute personne quand la musique embrase son cœur.

Mais en dépit de tous mes vœux pieux, malgré ma farouche résistance, je me dois aujourd’hui de reconnaître un maître vers lequel je m’en retourne. Je me suis restée fidèle, n’acceptant de me faire la vassale d’aucun homme, qu’il fut seigneur ou simple paysan. C’est une femme qui a su me lier auprès d’elle. Une femme parmi les plus puissantes qui soient en Kahanor – la plus grande qui soit, de mon point de vue. La mécène inconnue qui traça un jour pour moi une voie dont je ne voulais pas, à laquelle jamais je n’aurai prétendu. La femme qui m’arracha – certes involontairement – à ma mère et que j’ai longtemps blâmée comme responsable de mes tourments quand elle m’offrait une chance des plus précieuses. Éléonore Hammer, reine de Kahanor.
Les premières années de mon apprentissage, et de notre relation, furent houleuses. Je ne voulais entendre ni conseils, ni encouragements, ni réprimandes, ni félicitations. Je ne voulais que retrouver les miens, savourer encore le parfum de fleurs de ma mère, m’émerveiller de la beauté de ses chants, courir dans les herbes hautes et apprendre à tirer à l’arc aux côtés de mon frère, ne jouer que quand il me seyait. Rien n’y faisait, ni la sévérité de mes professeurs qui – ils me le confièrent plus tard – désespéraient de me voir incapable de concentration quand j’aurais pu devenir parmi leurs meilleurs élèves, ni la douceur compréhensive de cette reine à qui j’étais incapable de témoigner respect et reconnaissance.
Le temps aidant, ils parvinrent cependant à faire de la sauvageonne indisciplinée que j’étais la musicienne que je suis devenue. Et si nul ne pût faire de moi une parfaite distraction de cour, au moins m’inculqua-t-on suffisamment de savoir vivre pour que je puisse me mouvoir dans les hautes sphères de l’aristocratie où ma si noble tutrice souhaitant tant me voir me produire. Au fil des jours puis des années, l’enfant apeurée et butée s’était laissée chasser par une jeune femme consciente de sa chance. Et violemment éprise de liberté. En me faisant intégrer la Guilde des Bardes, en finançant pour moi cette formation coûteuse et  reconnue, la Reine m’avait offert des ailes dont j’escomptais bien faire usage. Avant qu’elle ne déclare m’avoir trouvé une place au service d’un noble de la cour. J’ai rué, protesté, tempêté, refusant catégoriquement de devenir un jouet, un bel objet tout juste bon à être dépoussiéré les soirs de banquet. Et finalement, c’est elle qui plia, me déclarant trop rétive pour être ménestrelle reconnue. Officiellement.
Sous le couvert, elle me fit une toute autre proposition. Puisque je ne voulais être la servante de personne, elle m’offrait ma liberté, pleine et entière. Contre ma discrétion, mes yeux et mes oreilles. De simple musicienne, je suis devenue espionne. Ni trop jolie, ni trop laide, suffisamment banale pour ne point marquer les mémoires. Artiste connue, visage familier aux gardes des palais, sans être une égérie sous le feu des attentions princières. Je suis une ombre, comme toutes celles qui s’activent dans les vastes corridors des châteaux sans être vraiment remarquées.
Depuis huit années maintenant, j’écoute, je vois et j’informe. Ce qui n’était d’abord qu’une entrave, qu’une promesse concédée du bout des lèvres est devenu aujourd’hui un devoir. Par loyauté envers une femme à qui je dois tout, par respect pour une Reine fière et admirable et – oserais-je le dire ? – par amitié.

Et quand les jeux de cour, les complots et les secrets d’alcôves m’étouffent, je m’esquive pour quelques semaines, reprenant le contrôle de mes ailes pour rejoindre des horizons plus simples où la musique peut ouvrir les portes aussi bien que les cœurs.

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