"Send a wish upon a star,
do the work and you'll go far."
Les poings fermés, je me tenais bien droit, le corps entier tendu alors que je faisais face à ma mère.
« Il faut que t’arrêtes de parler comme ça ! »Du haut de mes dix ans, j’avais déjà un caractère bien trempé et jamais je n’hésitais à prendre la parole ou même à élever la voix quand quelque chose me dérangeait et là, la façon dont ma mère venait de parler, ça me dérangeait. A chaque fois qu’elle parlait de
lui, ça me dérangeait parce qu’elle avait ce ton doucereux, cette révérence dans la voix alors qu’il n’en méritait pas tant. En fait, il ne méritait absolument rien venant de sa part ou de la mienne d’ailleurs. Cet homme qui, même s’il n’était plus de ce monde, représentait tout ce que je détestais, cet homme qui avait eu une liaison avec ma mère et qui l’avait mise enceinte, cet homme qui était mon père même s’il ne serait jamais rien d’autre que l’idée d’un père pour moi. Je ne l’avais jamais vu, jamais connu car il avait péri dans un incendie alors que je n’étais âgé que d’une petite année mais en fait, même s’il n’avait pas péri dans cet incendie, je ne l’aurais pas plus rencontré, pas plus connu, il n’aurait pas été mon père : il n’aurait jamais été mon père. Jamais. Et ma mère, elle, avait toujours pris sa défense et aujourd’hui elle continuait encore : elle parlait de lui avec tendresse, avec gentillesse, elle lui trouvait tout un tas d’excuses mais je ne supportais plus d’entendre tout ça. Je ne supportais plus de l’entendre dire qu’il avait été bon avec elle.
« Il est parti ! Il t’a abandonnée ! Il nous a abandonnés ! » hurlai-je presque à présent, au bord des larmes.
Ma mère m’adressa un tendre sourire, affichant une expression désolée qui me mit encore plus en colère. Son amie qui était venue lui rendre visite ne disait rien et semblait mal à l’aise. C’était la seule personne qui était au courant de la véritable identité de mon père car ma mère, depuis toujours, avait raconté que mon père était un voyageur de passage alors que la vérité était bien différente. En agissant ainsi, elle avait voulu me protéger et j’avais toujours bien gardé le secret moi aussi : j’aurais bien été le dernier à me vanter d’avoir un père noble. D’ailleurs, plus d’une fois j’avais dit à ma mère que j’aurais préféré qu’elle me mente à moi aussi : l’idée d’un père qui avait été de passage était plus facile à accepter plutôt que de savoir que l’homme qui avait été mon père avait vécu juste à côté de nous sans même prendre la peine de venir nous voir : sans venir me voir. Ma mère n’arrêtait pas de me dire qu’il n’avait pas su pour moi mais je n’y croyais pas : je refusais d’y croire. Quant à ce demi-frère dont je connaissais l’existence puisque ma mère avait décidé de tout me dire, je le haïssais autant que je haïssais ce père qui n’en avait jamais été un. Ma mère resta silencieuse et m’observa un moment et quand je vis ses lèvres s’ouvrir, je tournai les talons et quittai la pièce, préférant ne pas écouter une fois encore ces excuses qu’elle ne cessait de me servir : j’en avais assez. Je quittai notre bien modeste maison et allai marcher dans les champs, préférant comme toujours prendre l’air pour me vider la tête. Cependant, comme à chaque fois que nous parlions de
lui, mes pas finirent par me conduire malgré moi jusqu’aux ruines de ce qu’avait été sa demeure. Je m’assis sur une pierre ronde et ramenai mes genoux contre mon corps, mon regard se fixant sur les ruines. Je le haïssais oui, mais en même temps, je ne pouvais nier que le petit garçon que j’étais aurait voulu pouvoir le rencontrer, pouvoir apprendre à l’aimer plutôt que de le détester.
A cette époque-là, j’aurais aimé l’aimer oui.
"You stood tall,
now you will fall."
La chèvre était docile, comme toujours. Après tout, elle avait l’habitude de la traite, ce n’était pas nouveau pour elle et ça ne l’était pas non plus pour moi. Ma mère m’avait montré comment faire très jeune pour que je puisse lui être utile le plus rapidement possible alors, même si je n’avais que onze ans, j’étais bien capable de me débrouiller. De toutes les façons, si je n’avais pas su comment faire, j’aurais bien été obligé d’apprendre puisque ma mère n’était pas en état de s’occuper des bêtes ou des récoltes ces derniers jours. Il avait fait un peu plus froid que d’habitude et c’était sans doute cela qui l’avait rendue malade. En tout cas, elle était allongée et se reposait. Son amie venait lui rendre visite chaque jour, matin et soir, pour s’assurer qu’elle allait bien mais elle ne pouvait pas m’aider pour le travail, ayant elle-même beaucoup à faire chez elle mais même si elle avait pu, j’aurais refusé : j’étais bien assez grand pour m’occuper de tout. Je n’avais pas besoin qu’on m’aide. En plus, ma mère n’allait pas tarder à guérir : ce n’était qu’un simple coup de froid. Tout allait très bien se passer. La voix de l’amie de ma mère me sortit soudain de mes pensées : je l’avais entendue appeler mon prénom ou plus précisément, je l’avais entendue hurler mon prénom. Je me redressai aussitôt et me tournai vers la maison, sa voix m'étant parvenue de là. Lorsqu’elle me vit elle répéta mon prénom et me fit signe d’approcher en ajoutant un « viens vite ! » qui me fit peur.
« Maman. » murmurai-je avant de foncer, renversant par la même occasion le lait que j’avais récupéré.
Lorsque j’arrivai à la maison, l’amie de ma mère m’expliqua que son état s’était apparemment aggravé. Pourtant, quand je l’avais quittée en début d’après-midi, elle ne m’avait pas semblée plus mal que le matin mais quand j’arrivai dans la pièce que ma mère et moi partagions pour dormir, je pus voir de mes propres yeux que son était s’était effectivement aggravé. Elle avait le teint si blême et semblait tellement épuisée… Je me précipitai jusqu’à elle et m’agenouillai à côté de la couche que nous partagions, mes mains allant trouver les siennes qui était glacées. Elle ouvrit les yeux et plongea son regard dans le mien et ses prunelles me parurent moins brillantes et colorées que d’habitude. Ses lèvres craquelées s’étirèrent dans un sourire triste que je ne compris pas sur le moment.
« J’suis là. » dis-je à ma mère qui, doucement, dégagea sa main gauche des miennes pour venir la poser sur ma joue.
« Tu vas être courageux, je le sais… » murmura-t-elle.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas ce qu’elle voulait dire par là.
« Tu vas y arriver, même sans moi… » ajouta-t-elle.
Ce fut à ce moment-là que je compris où elle voulait en venir, où elle allait partir. Je secouai la tête, des larmes ne tardant pas à venir me brouiller la vue. A ce moment-là, sa main quitta finalement ma joue pour venir se poser contre mon cœur et j’en fus encore plus perdu jusqu’à ce qu’elle s’explique enfin.
« Tu dois absolument te débarrasser de la haine qui étreint ton cœur Gildric… Tu dois apprendre à lui pardonner et à l’aimer… » Son sourire s’élargit et je restai muet, pétrifié, mes petits doigts se resserrant autour des siens.
« J’ai confiance en toi… » termina-t-elle par dire dans un souffle en fermant les yeux.
Puis plus rien. Plus rien du tout. Je jetai un œil à sa poitrine et me rendis compte avec horreur qu’elle ne se soulevait plus.
« Maman… » dis-je la voix tremblante.
« Maman ! » répétai-je.
Je n’eus cependant aucune réponse. La seule chose que j’entendis fut l’amie de ma mère en train de pleurer dans mon dos. J’observai le visage de ma mère, son air paisible, ce petit sourire figé sur ses lèvres et ce qu’elle m’avait dit résonna soudain dans ma tête :
Lui, elle avait encore parlé de
lui. Jusqu’à la fin, elle avait pensé à lui, elle l’avait défendu, elle l’avait aimé. Jusqu’au bout. Et elle me demandait de lui pardonner ? De l’aimer ? La haine se mélangea au chagrin et je lâchai la main de ma mère avant de me relever. Je serrai la mâchoire avant de me retourner et de partir en courant. J’entendis l’amie de ma mère m’appeler mais l’ignorai et fonçai jusqu’à cet endroit où j’avais si souvent été. Mes pas furent très rapides et j’arrivai rapidement jusqu’aux ruines. Je m’arrêtai, le souffle court, mes joues sales noyées de larmes.
« C’EST DE TA FAUTE ! » hurlai-je soudain en donnant un coup de pied dans un morceau de bois noirci se trouvant au sol.
« TOUT EST DE TA FAUTE ! JE TE HAIS ! » Lui, son fils, mon frère, tous. Je les haïssais tous.
« TU L’AS TUÉE ! » continuai-je à vociférer avant de cracher au sol.
Dans mon esprit, c’était bel et bien cela qui s’était passé : il l’avait tuée parce qu’il n’avait pas été là pour elle, parce qu’il l’avait abandonnée, parce qu’il ne l’avait pas mise à l’abri du besoin. Ce n’était pas le froid qui était responsable de la mort de ma mère : c’était
lui. C’était
eux.
"Send a hope upon a wave,
a dying wish before the grave."
Chaque pas était difficile tant mon corps était à bout, tant j'étais dépourvu de forces. L'hiver était là depuis quelques semaines et s'il n'était pas autant rude que dans d'autres contrées, il était quand même difficile à supporter lorsqu'on n'avait pas d'endroit pour vivre, comme c'était mon cas. Plusieurs fois, quand je n'avais pas réussi à trouver un abri pour la nuit, j'avais cru m'endormir pour ne plus me réveiller mais à chaque fois, j'avais rouvert les yeux. A chaque fois j'étais revenu et chaque jour, j'avais marché sans autre but que de trouver un peu de quoi manger. Voilà deux mois que ma mère était morte et depuis, ma vie était devenue un combat. J'avais pris la fuite après sa mort, incapable de vivre dans cette maison où la lumière dans ses yeux s'était éteinte. J'avais erré vers le nord, me rapprochant malgré moi de la capitale. Je ne faisais que ça : errer. Appuyé contre le tronc d'un arbre d'une forêt peu dense dans laquelle j'avais fini par m'aventurer pour essayer de me trouver un abri car la lumière du jour avait commencé à diminuer, je sursautai soudain en entendant un bruit non loin dans des feuillages. Je tendis l'oreille, sans bouger et quand le bruit se fit entendre de nouveau je fis un pas sur le côté, en essayant d'être silencieux. Malheureusement, le sanglier qui se cachait derrière les arbustes ne tarda pas à sortir de sa cachette et je croisai son regard l'espace d'une seconde avant qu'il ne se mette à charger droit sur moi. Aussitôt, je me mis à courir aussi vite que possible, puisant dans mes forces pour être capable de mettre le plus de distance possible entre l'animal et moi, évitant les arbres et arbustes de justesse jusqu'à ce que mes pieds ne rencontrent plus que le vide et là, ce fut la chute. Mon corps dévala la pente comme une poupée de chiffon et quand je m'écroulai finalement au sol, je laissai échapper une plainte, une douleur fulgurante venant tout à coup de naître dans mon avant bras gauche et même si mon corps tout entier me faisait mal, cette douleur là était bien plus terrible. Les yeux fermés, je sentais mon cœur battre comme un fou contre mes côtes. En tendant l'oreille, je me rendis compte que le sanglier avait dû, lui, éviter la chute, et ce fut le bruit de l'eau qui attira mon attention. Doucement, j'ouvris les yeux et me rendis alors compte que ma chute m'avait conduit tout droit au bord du fleuve.
« Serpentine... » murmurai-je tout bas.
Ce fleuve que ma mère affectionnait tant, ce fleuve dans lequel nous avions par de nombreuses fois pêché du poisson. Ce fleuve là. Je levai mon regard vers le ciel nuageux assombri par le crépuscule naissant. « Tu vas être courageux, je le sais... » qu'elle avait dit.
« Je l'ai été mais j'ai plus envie de l'être... » dis-je dans un souffle.
« J'ai plus de forces maman... » ajoutai-je.
Je reportai mon regard sur le fleuve puis, en grimaçant de douleur, j'entrepris de me relever : je n'avais pas besoin de beaucoup de forces, juste assez pour tenir debout quelques instants. Lorsque je fus enfin sur mes deux jambes, mes yeux balayèrent l'eau un instant. Mes épaules s'affaissèrent puis je fis un pas un avant : un seul était suffisant. Je me jetai à l'eau, ne cherchant pas à essayer de nager, ne cherchant pas à essayer de remonter à la surface. Le courant allait m'emporter et l'eau qui rentrait déjà dans ma gorge et dans mes poumons allait faire le reste. Quand je finis par ne plus sentir mon corps, quand je finis par me sentir partir, ce fut doux. Cette mort-là fut bien douce.
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Ce fut la douleur qui me ramena à la réalité en premier, la douleur lancinante de mon bras gauche mais également celle de ma gorge et de mes poumons car chaque respiration était douloureuse. Puis, le reste de mon corps fut de nouveau là : en l'espace de quelques instants, je sentis chaque petite partie de mon corps. Je n'avais plus froid, je pouvais sentir que j'étais recouvert d'une couverture. J'entendis alors une voix, une voix masculine que je ne connaissais pas. Bouger mes paupières me parût tout à coup difficile mais je parvins finalement à ouvrir les yeux et ce fut le visage d'un inconnu que j'eus en face de moi.
« Bon retour parmi nous mon garçon. » dit-il en affichant un sourire chaleureux.
Quoi ? Qui ? Où ? Comment ? Je bougeai un peu la tête pour regarder autour de moi, ne comprenant rien à ce qu'il m'arrivait. La dernière chose dont je me souvenais c'était de m'être jeté dans le fleuve et voilà que je me retrouvais allongé bien au chaud chez un inconnu ? L'homme se rendit rapidement compte que j'étais perdu et il posa une main qui se voulut rassurante sur mon épaule.
« Tout va bien. Je ne te ferai aucun mal. Tu es en sécurité. » dit-il d'une voix douce.
« Je t'ai trouvé sur une rive du fleuve, tu as dû tomber dedans. » ajouta-t-il finalement, croyant apparemment que je devais avoir perdu la mémoire et que c'était pour ça que j'avais ce comportement.
Cependant, si j'étais autant troublé, ce n'était pas parce que j'avais perdu la mémoire. Je plongeai mon regard dans celui de l'homme.
« Je ne suis pas tombé dans le fleuve... » parvins-je à articuler, la voix cassée.
Je l'observai fixement et son sourire disparut lorsqu'il comprit ce que je voulais dire par là, lorsqu'il comprit que ce n'était pas un accident, que j'avais sauté. Un silence s'installa dans la pièce et je détournai le regard. Finalement, je sentis la main de l'homme se poser sur mon front et reportai mon attention sur lui : il affichait de nouveau un sourire bienveillant.
« J'ignore ce qui t'a poussé à agir ainsi mais heureusement, les Dieux t'ont mis sur mon chemin. »Je fronçai les sourcils.
« S'ils existaient vos dieux, ils auraient mieux fait de me laisser mourir... » répondis-je, ne pouvant m'empêcher d'être agressif malgré la douleur et malgré la fatigue.
Les Dieux ? Où ça ?...
« Ils doivent avoir d'autres projets pour toi. » répondit-il, pas le moins du monde perturbé par ce que je venais de lui dire.
« Il faut te reposer. Tu ne crains rien ici. » répéta-t-il avant de s'éloigner.
Il s'arrêta sur le pas de la porte et se retourna pour me regarder.
« Comment t'appelles-tu ? »Un silence. Une hésitation.
« Gildric. »Son sourire fut plus large encore.
« Moi c'est William. »"Place your past into a book,
burn the pages let them cook."
Le vieux William me regardait avec cet air réprobateur que je lui connaissais si bien. Depuis presque douze ans que je vivais à ses côtés, j'avais appris à lire en lui comme dans un livre ouvert mais cela fonctionnait également dans l'autre sens puisque lui aussi me connaissait mieux que personne et après tout c'était normal puisque c'était lui qui m'avait élevé depuis mes onze ans. Lorsqu'il m'avait ramené chez lui, après notre premier échange, il était finalement revenu me parler et m'avait posé des questions auxquelles j'avais répondu sans rien cacher. Ainsi, il avait su l'identité de mon père, il avait sur pour la mort de ma mère, il avait absolument tout su. Lui aussi avait été honnête avec moi et m'avait expliqué avoir perdu sa femme et son enfant à venir plusieurs années auparavant et que depuis, il vivait seul. Il m'avait finalement proposé de rester vivre avec lui tout en l'aidant à s'occuper de ses cultures et de son bétail et j'avais accepté. Avec le temps, il était devenu comme un père pour moi et j'avais dû apprendre à vivre selon ses habitudes, selon ses croyances et des croyances, il en avait tout un tas mais j'avais eu beau l'entendre me rabâcher tout un tas de choses concernant le culte des Trois, je n'étais pas devenu plus croyant pour autant, à son grand désarroi. Et s'il n'y avait eu que ça... Ma haine envers les nobles et ma soif de vengeance le désespéraient. Il avait essayé à de nombreuses reprises de m'apprendre à pardonner, « seul le pardon grandit » qu'il répétait souvent mais moi, dans mon cœur, seul la haine grandissait vis à vis de ceux qui se disaient supérieurs. Et si en cet instant il me regardait avec sévérité, c'était bel et bien parce que j'avais tenu des propos qui ne lui plaisaient guère.
« Quoi ? Je ne fais que dire ce que je pense. »« Et peut-être serait-il judicieux de ne pas le faire Gildric. »« Il n'y a que nous ici. »« Mais les murs peuvent avoir des oreilles, tu le sais, et ce que tu dis pourrait te valoir des ennuis. »Je haussai les épaules, n'étant pas inquiet. J'avais le droit de penser que l'arrivée d'un gamin sur le trône n'était pas une bonne chose. Imaginer qu'un adolescent avait notre destin entre les mains était quand même peu rassurant. Et puis, qu'est-ce que j'y pouvais si la mort du Roi ne me faisait strictement rien ? Autour de nous, les gens pleuraient le Roi, mais moi, je n'allais pas le pleurer. Il avait pleuré pour ma mère ? Il avait pleuré pour moi ? Il avait pleuré pour nous, ceux qui étions des fourmis à leurs yeux ? Non. A mon sens, ceux qui pleuraient la mort de cet homme étaient aveugles, voilà tout. Mon père d'adoption y compris.
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« Tout est en ordre. Tu n'auras pas à partir d'ici. C'est chez toi. »Le vieux William esquissa un doux sourire et je fis un effort pour le lui rendre. J'essayais au mieux de me montrer serein mais ça n'était pas simple car je savais qu'il vivait là ses derniers instants, je savais que la séparation était proche et c'était affreusement douloureux. J'avais l'impression d'être plongé onze ans en arrière quand j'avais perdu ma mère. La différence était qu'il avait traîné sa maladie pendant des mois mais il avait fait en sorte de me cacher le plus possible sa condition si bien que quand il m'avait finalement annoncé qu'il savait qu'il n'en avait plus pour longtemps, ça avait été un véritable choc. J'avais dû encaisser, me préparer, me faire à l'idée mais même si j'avais eu du temps, ça ne rendait pas tout ceci moins difficile. J'essuyai son front avec un linge frais et humide et il repoussa doucement ma main en me murmurant que c'était inutile mais même si c'était inutile, je voulais prendre soin de lui jusqu'au bout, faire de mon mieux jusqu'au bout. Je poussai sa main lentement et terminai d'essuyer son front, refusant de céder. Il finit par lever les yeux au ciel. Quand j'eus fini, je déposai le linge dans la petite assiette en terre cuite remplie d'eau posée au sol et glissai mes mains sur celles du vieux William. J'aurais voulu lui dire tellement de choses mais je ne savais pas par où commencer. « Merci » ? Je le lui avais déjà dit tant de fois par le passé... Il savait que je lui étais reconnaissant de tout ce qu'il avait fait pour moi et il savait qu'il avait une grande place dans mon cœur.
« Gildric... »« Oui ? »Il était d'un tel calme face à la mort qui était en train de lui tendre les bras que j'en étais presque déstabilisé. Presque parce que, j'avais moi-même était d'un calme incroyable quand j'avais été prêt. Il y avait cependant une grande différence : à cette époque-là, j'avais choisi, j'avais contrôlé, alors que le vieux William, lui, ne contrôlait rien. La mort l'emmenait alors qu'il n'avait rien demandé même si lui estimait avoir vécu assez longtemps. C'était sans doute vrai. Il plongea son regard dans le mien et il me sembla y voir un voile d'inquiétude.
« Tu ne feras l'idiot, n'est-ce pas fils ? »Mon cœur se serra tant parce qu'il m'avait appelé fils (il avait pris l'habitude de m'appeler ainsi de temps à autres depuis longtemps maintenant) que parce qu'il m'avait demandé si je n'allais pas faire l'idiot. Je savais ce qu'il voulait dire par là, je savais qu'il craignait pour ma vie car, après tout, j'avais voulu en finir après la mort de ma mère. J'avais cependant changé : malgré les douleurs, malgré les injustices, je respectais la vie et non, je n'allais pas faire l'idiot. Je secouai donc négativement la tête et il esquissa un petit sourire.
« Bien. Je sais que tu as parfois du mal à accepter cette existence qui est la tienne... Je le sais bien mais ta vie... Ta vie est précieuse Gildric... Tu ne dois pas en douter... »Je hochai la tête, puisant dans toute ma volonté pour ne pas pleurer : des larmes j'allais en verser mais pas devant lui. Pas maintenant. Ses doigts serrèrent doucement les miens.
« Tu dois vivre pleinement et pour ça, tu dois continuer à apprendre... Tu dois continuer à apprendre à voir le bon même dans le mauvais... Tu dois continuer à apprendre à pardonner... »J'esquissai bien malgré moi un sourire triste : jusqu'au bout, il voulait essayer de faire de moi quelqu'un de bien.
« J'ai jamais réussi, vous le savez bien. » répondis-je, la voix plus tremblante que je ne l'aurais voulu car si je l'avais déçu, c'était bien à ce sujet.
« Je sais mais il n'est pas trop tard... J'ai confiance en toi... »Je crispai la mâchoire, les mots du vieux William faisant écho aux mots que ma mère avait prononcés bien des années auparavant.
« Tu dois continuer sinon... » Sa voix me parut moins forte.
« Sinon... Tu ne seras jamais que l'ombre de l'homme que tu peux être... » Un murmure, tout au plus.
« Et cet homme là... Cet homme... »Ses doigts se relâchèrent autour des miens et j'observai un instant son visage avant des porter ses mains à mes lèvres et de les embrasser. Puis, je posai ma main sur son front et laissai enfin couler les larmes : je pouvais pleurer maintenant puisqu'il était parti.
Le lendemain matin, j'allais au village pour quérir de quoi offrir de belles funérailles au vieux William et, mon esprit avait beau être embrumé par le chagrin, l'agitation des gens du village m'interpella. Lorsque je finis par demander ce qu'il se passait, on m'annonça alors qu'une tentative d'assassinat avait eu lieu contre le jeune Roi. Une tentative seulement ? Ma foi, puisqu'il était vivant, il n'était pas nécessaire d'en faire toute une histoire, si ? Je me gardai cependant de faire une telle remarque, appliquant les judicieux conseils du vieux William. Si je n'étais pas capable d'oublier ma haine et ma soif de vengeance, j'étais au moins capable de faire attention à ma vie, comme celui qui avait été un merveilleux père pour moi que l'avait demandé.