Pourquoi ? N’existait-il pas un autre moyen pour les protéger de leurs propres démons ? Ne pouvions-nous pas prendre soin d’eux sans les détruire ? Cette question me turlupine depuis cette nuit. Je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Malgré la tranquillité nocturne de la tour de Alcahar, malgré la lune aux éclats légers, le sommeil ne m’avait gagné que vers les quatre heures du matin. Toutes mes pensées étaient déjà tournées vers l’exécution qui aurait lien demain au lever du jour. Ce n’était pas un moment plaisant pour un templier. Symbole d’échec, symbole de défaite. Nous n’avons pas réussi à le protéger de sa propre folie, nous avons feint à notre mission. Comment vivre avec cela ? Comment parvenir à faire comme si tout était normal alors que nous allons ôter la vie à un être humain ? Je me retourne alors dans mon lit, et même les ronflements paisibles de mon voisin de dortoir ne me poussent pas vers le sommeil. Je le regarde quelques instants. Il a l’air si tranquille, si serein vis-à-vis de ce qui va se dérouler demain, à l’aube de ce jour tant redouté. Comment arrive-t-il à être aussi distant face à ce drame auquel nous allons tous participer ? Bien évidemment, les Templiers sont tous réunis pour l’exécution d’un mage. La cohésion est primordiale dans notre groupe. Des tensions, des non-dits, et toute notre mécanique bien soudée pourrait éclater. Nous ne pouvons nous montrer faibles et divisés face aux mages. Ce serait leur montrer, sans aucun doute, qu’ils peuvent nous séparer les uns des autres. Un bloc, une masse de granite, c’est l’image que nous devons donner aux Mages. Même si les divergences d’opinion existent et persistent, nous n’avons pas le droit de les montrer. Alors juste avant le coucher, le plus âgé des Templiers nous a fait une discours. N’oubliez pas que notre union fera notre force. Nous devons agir comme un seul, ne pas se disperser. Rappelez-vous mes frères. Nous sommes les membres d’un même tronc. Cette dernière phrase reste ancrée dans mon esprit. Si je n’avais plus en mémoire que des bribes de mon enfance, j’avais l’impression de retrouver en ces lieux froids et éloignés des frémissements de la terre ferme, une famille. Nous étions soudés, dans l’adversité. Les moments de bonheur simples étaient bien rares, mais tous les Templiers les fêtaient ensemble. Les membres d’un même tronc. Je ne veux pas être une appendice, je voudrais être le cœur de ce tronc. L’âme de ce tronc pour le faire encore des décennies. Tant que les Mages vivront, nous vivrons. Notre action perdura, peu importent les réticences des petits gens, peu importe la méfiance venant de Aubétoile. Nous lutterons pour que nos frères, nos sœurs, nos pères et nos mères, restés dans les contrées de Kahanor, ne soient pas la proie de ces esprits déviants, bouffés par les affres des Ténèbres grandissants. « Avalon, il est temps de dormir. Demain sera une longue journée.» Je me retourne alors vers mon autre voisin de dortoir. Je ne sais pas pourquoi Gwendol m’a prise sous son aile. Depuis mon arrivée à Alcahar, il prend soin de moi. Ce ne sont jamais de grandes discussions profondes pour refaire le monde entre nous. Il me susurre à l’oreille des petits encouragements, ou des conseils qui me permettent chaque jour un peu plus de m’améliorer. C’est grâce à lui que je suis devenue qui je suis aujourd’hui. Avalon Scalesinger.

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Je décoche une flèche en plein dans la cible. Mes tergiversations passées me sont revenues en mémoire au moment où mon doigt a laissé s’échapper la flèche aiguisée. Aujourd’hui, elles n’ont plus lieu d’être. J’ai tant grandi, j’ai tant appris auprès de mes pairs, et de mes collègues. Si nous savons un, c’est bien pour la force mais également pour ne pas nous perdre dans une solitude angoissante et terrifiante. Aujourd’hui, en cette heure très matinale, nous devons montrer toute l’étendue de notre homogénéité. Pour que notre mission soit une réussite, il faut que nous soyons mains dans la mains. Je m’avance vers la cible, pour l’enlever et la jeter. Il n’y a rien de plus détendant que de pratiquer le tir à l’arc. J’aimerai pouvoir me dire que tout ça est devenu une routine. Que les exécutions, aussi rares soient-ils, ne sont que des étapes à franchir. Pourtant, à chacune d’entre elles, les Templiers y laissent une partie de leur âme, une partie de leur croyance en un monde meilleur. Depuis combien de temps les Templiers gardent les mages enfermés dans cette immense tour ? Depuis combien de temps hein ? Et pour ça ? Pour que les Templiers aient encore à en exécuter. Il m’arrive, lors d’une journée fortement éprouvante, de me dire toutes nos tentatives sont vaines. Qu’un carré est un cercle, et qu’un cercle est un carré. Tout se répète, tout se ressemble. C’est lassant mais il ne faut pas se laisser abattre. Alors que je me rapproche d’un petit groupe de Templiers, je vois Wilhelm à l’écart. Mon cœur se serre quelques instants lorsque je vois sa main au-dessus de son épée trembler. Je m’approche alors discrètement vers lui. Plongé dans ses pensées, je doute qu’il m’ait vu arriver. Wilhelm Rahl, templier fort et imposant, mais homme à l’âme pure et noble. Il s’occupe de son frère Qahedar comme aucun autre Templier ne s’occupe de son protégé. Il m’est arrivé de voir cela d’un mauvais œil. Lorsque j’avais appris qu’il serait le gardien de son propre frère, j’avais fait part au conseil des Templiers de mon inquiétude. Si Qahedar venait à perdre l’esprit, comment Wilhelm pourrait-il faire face ? Comment pourrait-il le faire ? Néanmoins, je chasse ces pensées de mon esprit. Aujourd’hui, ce n’est pas Qahedar que nous allons abattre. Et pour Wilhelm, j’espère que ce moment n’arrivera jamais. Les bras tendus, prenant appuie sur la table, je le vois presque flanchant. Il n’a toujours pas réussi à s’y faire. Ce rituel d’ôter la vie d’un être qu’il croit encore innocent. « Tu crois vraiment que c'est la bonne chose à faire ? » Je m’attendais à cette question. Il fallait qu’il la pose, qu’il me la pose. Je suis connue pour être un Templier fort et puissant. Je sais où je veux aller, et toute la population de la Tour sait ce que je pense des mages. Personne ne pourra alors me faire changer d’avis. Cependant, je sens dans le ton inquiet et fébrile de Wilhelm qu’il n’attend pas que je lui dise ce que je pense. Il a besoin que je lui confirme la décision prise hier soir. « Je crois surtout que c’est la seule chose à faire Wilhelm.» Je pose alors ma main sur son avant-bras pour le faire arrêter de trembler. Ses longs cheveux blonds tombent un peu devant son visage. Je ne vois pas sa mine inquiète, ses traits tirés par le manque de sommeil mais je les devine. « Qui suis-je pour te dire que c’est la bonne chose à faire ? Personne, et aucun d’entre nous te pourra t’affirmer que c’est la meilleure solution. Je serai tentée de dire que... c’est la moins pire.» Je tente de ne pas le brusquer par mes mots. Je pense sans aucun doute qu’il s’agit de la meilleure solution, mais je doute qu’il soit prêt à m’entendre être si catégorique. Il fait preuve d’une sympathie et d’une empathie étonnantes avec les mages. Peut-être parce que Qahedar est l’un d’entre eux. Si les Rahl savaient pourquoi je me bats aussi farouchement contre eux, peut-être me jugeraient-ils moins durement. Peut-être. « Notre mission est de protéger toutes les contrées de Kahanor, de Forteterre à Tameriel. Les mères, les pères, les vieillards ont besoin de savoir que nous assurons le futur de leurs enfants.» J’accentue la pression sur son bras pour lui assurer mon soutien. L’air frais passe sous notre armure alors que j’entends des chaînes dans la cour. Le mage est là. Le condamné vit ses derniers instants. Je me rapproche un peu plus de Wilhelm. « Pense à ce qui s’est passé il y a quelques jours. Nous avons perdu cinq des nôtres dans cette attaque, mais nous avons réussi à éradiquer le démon. Imagine qu’un mage libre soit atteint par les Ténèbres. Imagine les dégâts qu’il pourrait provoquer dans nos campagnes.» Ma voix se serre, et j’évite de penser aux dégâts que cela a eu sur mon passé, mon présent et mon futur. « Nous ne pouvons pas les laisser faire. C’est la seule solution.» Je retire ma main de son bras, il ne me regarde toujours pas. Ai-je été assez convaincante ? Arrivera-t-il à vivre avec cette énième exécution ? « Le mage vient d’arriver dans la Cour. Nous devons nous préparer... Tu vas le faire, n’est-ce pas Wilhelm ? Nous avons tous besoin de toi.» Nous avons besoin de sa force, de sa puissance, de son caractère calme et réfléchi.

Seul le bruit des armes que l’on aiguise trahissait ce silence matinal. Certains Templiers restent seuls, dans un coin, se préparant à l’exécution à laquelle ils allaient assister. D’autres préféraient échanger des banalités pour ne pas se laisser happer par des pensées négatives. Chacun avait sa méthode pour faire face à ce moment que tout Templier redoute. Ce n’est pas un acte anodin, et personne n’en sort réellement indemne. Néanmoins, il fallait le faire. C’était notre obligation. Les habitants de Kahanor ne comprendraient certainement pas d’où je sors cette force qui me permet de ne pas flancher. Je la tire de la vision de mon petit frère, de ce petit corps épousant le sol, dénué de toute vie. C’est pour lui que je fais tout ça. Sans cette vision de la morte que j’ai eu à affronter bien trop jeune, je n’aurais sans doute pas pris les mages pour des ennemis. Cependant, aujourd’hui et depuis bien longtemps déjà, ils le sont. Wilhelm a du mal à comprendre l’absence de doute dans mes propos. J’ai tenté de lui faire comprendre qu’en devenant Templier, nous savions que des matinées noires comme celle-là allaient arriver. Nous avons fait ce choix Wilhelm. Il serait lâche de s’y soustraire. Wilhelm se redresse, et ne semble plus flancher sous le poids de son introspection. Mes mots ont-ils fait mouche ? Est-il prêt à rentrer dans l’arène pour ôter la vie à ce mage qui n’a pas su se contrôler ? Ses cheveux blonds ressemblent aux miens, bien qu’ils soient plus courts. Sa main lascivement passée sur son visage m’indique qu’il n’est pas encore prêt à entendre mes arguments. « Il y a beaucoup de choses que je suis prêt à faire Avalon. Beaucoup de choses que j'ai faites, et que je regrette. » Le regret nous empêche tous de fermer l’œil Wilhelm. Pense-t-il que je suis dénuée de tout sentiment, et que tout ce qui va se jouer ne m’affecte pas ? Bien sûr que non. Cependant, j’ai appris à relativiser. Nombreuses sont les personnes qui me trouveraient, froide presque sans cœur. Je ne prends pas le temps de les convaincre de mon humanité, je n’ai pas le temps pour ça. Nous n’avons pas le temps d’assurer à la population encore réticente que nous les protégeons. Ils ne sont pas à même de le comprendre. Peut-être un jour, cette certitude sera à leurs tours ancrée en eux. « Et je sais que toi aussi, malgré ce que tu en dis. Mais ce sont des êtres humains, et nous allons prendre leur vie. » Je réfute les dires de Wilhelm. Je n’ai jamais dit ne pas avoir de regrets. Il m’arrive de me retourner dans mon lit le soir, refaisant le déroulement d’une capture ou d’une exécution. Certains cris de détresse résonnent encore en moins, mais j’ai appris à m’y habituer. À relativiser, encore une fois. Wilhelm laisse ses bras tomber le long de son corps, signe de sa fatigue et de son moral désabusé. J’apprécie ce Templier, malgré nos divergences notables d’opinion. Il est droit, et honnête. Il ne laissera jamais un camarade derrière lui, même si en allait le sauver, il mettait sa vie dans la balance. J’ai le plus grand respect pour lui, mais son indécision ne résonne pas en moi. « Est-ce qu'au moins tu connais le gamin qui est enchaîné dehors ? Tu sais qu'il a une petite sœur qui attend qu'il revienne à la maison ? Qu'à ses yeux, nous sommes des héros, et que nous allons apprendre à son grand frère à utiliser la magie pour qu'un jour il devienne à son tour un héros ? » Je ferme les yeux quelques instants. Je ne connais le garçon que nous allons exécuter. Je connais son histoire, mais... il ne faut pas prendre en compte tout ça. Est-ce un signe de froideur extrême que de vouloir se détacher de la vie de ce mage ? Il reste un homme, je le sais. Il n’en reste pas moins une menace, et ça je ne le sais que trop bien. L’image de ce frère et de cette sœur me vrille les entrailles. Anna-Lilya et Avalon. Avalon et Anna-Lilya. À présent, je n’entends plus ça. Je n’entends plus que Avalon, parce que cette petite fille aux cheveux d’un blond éclatant est morte. Elle reste enfouie en moi, mais je refuse qu’elle prenne le pas sur le personnage que j’ai tant bien que mal réussi à construire. La vie de ce jeune mage fait écho en moi, mais je ne peux accepter que cela ne me perturbe. Je ne peux pas. Et Wilhelm non plus ne devrait pas se laisser abuser par ces détails. « Il a juste cherché à tenir sa promesse. » J’agrippe alors le regard de Wilhelm qui range son épée dans son fourreau. J’avais refusé d’aller sur ce terrain-là. J’avais préféré rester vague sur la situation de ce jeune homme enchaîné dehors qui vit ses derniers instants. Je peux parfaitement imaginer la douleur de sa petite sœur qui l’attend à Medraven. Je comprends l’attente dévorante de cette mère qui espère chaque soir voir son fils passer le pas de leur petite demeure. Qui pour ne pas comprendre ?

« Et nous, nous devons tenir notre promesse. Nous avons juré devant le Haut-Prêtre que notre mission guidera notre vie entière. Nous avons juré que nous laisserions nos états d’âme, nos cas de conscience de côté pour protéger Kahanor. Tu te souviens Wilhelm ? Nous ne faisons que tenir cette promesse.» Wilhelm peut lire dans mon regard la force de mes mots, la puissance de mes convictions. Il est bien rare de me voir aussi volubile, moi qui préfère le plus souvent écouter que parler. Cependant, il faut que je parvienne à galvaniser Wilhelm, à lui redonner confiance en notre action. Il semble perdu face à cette exécution d’un garçon si jeune. « Il a mis des vies en danger, il s’est lui-même mis en danger. Nous ne pouvons le laisser en vie, et tu le sais très bien. Il pourrait faire bien plus de dégâts lors de sa prochaine crise.» Les blessés face à cette attaque magique étaient encore à l’infirmerie, criant leur douleur et leur haine face à cette magie qu’ils ne comprenaient. Notre rôle est d’éviter ses souffrances inutiles. Si pour cela, nous devons ôter la vie, j’en ôterai des centaines. Quand est-ce que je suis devenue si neutre face à la Mort ? Les Trois nous ont appris que nul homme n’a le droit de vie ou de mort sur son prochain, et pourtant... Nous avons juré devant le Haut-Prêtre qu’en cas de menace, nous n’hésiterions pas. L’hésitation n’a plus lieu d’être en cet instant. Les chaînes du mage percutent le sol dallé de la cour, et ce son résonne partout, même à l’intérieur des Templiers les plus aguerris. « Crois-tu que tout ça ne m’émeut pas ? Bien sûr que si. Ce soir, j’aurais encore du mal à trouver le sommeil. Cette nuit, je rêverai de ses yeux révulsés, de sa cage thoracique qui ne se lèvera plus jamais. Mais c’est comme ça. Nous n’avons rien d’autres à faire.» Mon ton est empreint d’un certain énervement. Il n’est bien sûr pas adressé à Wilhelm mais je suis fatiguée, et tout ça est pesant. J’aimerai que notre mission se cantonne à veiller sur eux, mais ce n’est pas le cas. Il faut faire avec, et ce chaque jour passant. « J’aimerai que l’on trouve un moyen de brider leur magie sans avoir à les tuer. Si seulement, il y avait une autre méthode pour les empêcher de commettre des crimes de sang, crois-moi Wilhelm, je n’hésiterai pas en une seule seconde. Cependant, nous n’avions pas le choix. C’est sa mort ou celle de dizaines d’innocents. Face à cette équation, ma choix est déjà fait.» Mon regard n’a pas quitté le sien. Il faut qu’il comprenne que tout ça a un sens, que plus tard il sera apaisé de voir que malgré les morts qui échelonnent nos vies, nous avons agi pour le Bien. Du moins, je tente de m’en convaincre, et c’est bien mieux comme ça. Les portes s’ouvrent derrière moi, et je jette un rapide coup d’œil aux Templiers qui commencent à se placer pour entrer dans la petite cour intérieure. La plupart des mages dorment encore, ce qui rend l’atmosphère plus pesante encore. Je me retourne vers Wilhelm. « Il faut y aller maintenant Wilhelm. Je resterai à tes côtés, tu pourras t’appuyer à n’importe quel instant. Je suis là.» Il fallait alors le rassurer. Nous sommes presque une famille, il faut que tout le monde prenne soin des siens. Je refuse que Wilhelm se sente seul. Si Qahedar est encore en train de dormir, alors je serai ce soutien qu’il attend. Je m’approche alors du petit groupe de templiers qui attend et je lui tends la main pour qu’il vienne nous rejoindre. We all need you.