Toute histoire commence par la naissance. La mienne eut lieu au pays des bateaux, là où ces maisons flottantes sont construites. La contrée de Terremer est réputée pour cela. Ce qui est étrange et ironique lorsque l’on sait que j’ai une peur bleue de l’océan et que je suis prise de nausée dès que je pose un pied sur un navire. Je suis donc née là-bas, dans la cité Thelsamar, le cœur de la région. La vie que mes parents m’offrirent fut agréable. Grâce à la vente de bateaux, nous bénéficions d’un minimum de confort. Nous étions mieux lotis que les artisans ou les plus démunis de la population. Parfois, je portais une belle robe arborant de belles broderies et fabriquée avec de belles pièces de tissus. Je me sentais alors l’âme d’une princesse. Je me promenais dans les rues, la tête haute. Je me faisais généreuse – bien plus qu’à l’accoutumé. Cependant, ce penchant à jouer à la grande dame passa dès que je vis mes deux frères aînés apprendre à manier l’épée. Je les voyais se battre ensemble devant la maison, s’amusant, se défiant, jouant. L’un d’entre eux rependrait la tête de l’affaire familiale, l’autre deviendrait soldat. Mes parents l’avaient décidé depuis longtemps. Alors en attendant de savoir lequel embrasserait quelle carrière, ils s’entrainaient. J’avais tenté de me joindre à eux, aussitôt repoussée par mes frères et aussitôt réprimandée par ma mère. De la part d’une fille de bonne famille, jouer dans la gadoue avec une épée de bois était inacceptable. J’étais donc cantonnée aux robes de princesse, à la broderie et à la lecture. C’était sans compter mon besoin d’indépendance. Alors la nuit, lorsque toute ma famille dormait, je quittais la chaleur de mon lit pour la froideur de la nuit. Je m’exerçais laborieusement au maniement de l’épée. A cette époque, j’en avais également profité afin d’apprendre le tir à l’arc. Pour je ne sais quelle raison, j’étais convaincue que cela me servirait un jour à chasser ou à me défendre. Force m’est de constater que pour le moment, je suis toujours en vie sans avoir eu à m’en servir.

A mes treize ans, mes parents m’annoncèrent qu’ils se mettaient en quête d’un époux. Ma mère me félicita, m’assurant que l’élu sera bientôt ici puisque « personne ne résisterait à ce visage angélique ». Ce sont ses mots. Ils resteront gravés dans ma mémoire. Elle ne vit jamais la frayeur qui envahit mon regard, elle ne réalisa jamais la peur qui m’envahissait. Qui disait mariage, disait emprisonnement. J’avais soif de liberté, soif d’aventure. On me cantonnait au rôle de la femme depuis ma naissance alors que je rêvais des mêmes droits que les hommes. A quatorze ans, je rencontrais l’homme qui deviendra mon époux. Théobald Orsini. C’était son nom. Enfin, devrais-je dire, c’est son nom, étant toujours en vie. C’était un homme distant, froid d’apparence mais dans l’intimité, il savait être doux et protecteur. Avec le temps, j’ai appris à l’apprécier, à l’aimer même. Ce n’est pas l’amour, le vrai, celui qui vous donne envie de partir avec la personne. Non, je parle d’amour affectif. Je le considère tel un frère. Les premières années furent assez difficiles. Je m’ennuyais et déprimais dans ma vie d’épouse. Je sortais très peu, ayant le sentiment de ne pas être à ma place. Je m’étais installée dans la maison de mon époux, à Aubétoile. Je n’y connaissais personne. Les coutumes étaient différentes. J’étais perdue. Cela jusqu’à ce que je trouve une échappatoire. A mes dix-sept ans, j’entamais une deuxième vie. Lorsque la nuit tombait, que mon époux sortait boire dans la taverne la plus proche, je camouflais mes cheveux sous mes vêtements ou sous un casque, je cachais mes formes sous des vêtements masculins larges. A partir de ce moment, il n’y avait plus que mes traits féminins qui pouvaient me trahir. J’ai vécu ainsi au rythme des tavernes. Je ne pouvais presque pas, afin de garder l’esprit clair. J’ai parfois partagé la même table que mon époux, trop ivre pour reconnaître sa propre femme. Je l’ai ramené à plusieurs reprises dans le lit conjugal, lui qui était incapable de marcher seul.

A mes vingt ans, je tombais enceinte et accouchais de jumeaux. Deux petites têtes blondes : un garçon, Léandre, et une fille, Mahault. Je ne pouvais plus me permettre de sortir. J’avais maintenant des responsabilités et deux enfants qui dépendaient de moi. Sans tomber dans le cliché, leur arrivée fut le meilleur moment de ma vie. Lorsqu’ils furent assez grands, je les laissais seuls, retournant à ma vie nocturne. Les hommes que je rencontrais alors me prenaient pour un autre homme. Je prenais l’identité d’Ulrich, une personne inventée de toute pièce. On ne me regardait plus de la même manière dans ses vêtements. Je n’étais plus la mère de famille mais un homme fort et maniant l’épée. Théobald ne découvrit rien. En réalité, ce fut Mahault qui me trouva en train de me préparer, un soir où je la pensais endormie. Comment expliquer à une enfant ce que fait sa mère avec les vêtements de son père ? Je lui ai contée la vérité. J’étais bien décidée à ne pas élever ma fille telle que je l’avais été. Elle aurait le droit de vivre sa vie, de tirer à l’arc ou de manier une épée ; elle aurait le droit de se marier et d’avoir un enfant. Peu importe. Ainsi ai-je continué ma vie jusqu’à aujourd’hui. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, je ne sais pas comment Théobald pourrait réagir s’il découvrait mon lourd secret. La question ne se pose pas pour le moment. On voit toujours en moi la parfaite épouse, douce, obéissante, attentive aux besoins de son mari. Jusqu’à quand ?

Extraits de vie

▲ « Veux-tu te concentrer sur ton ouvrage et cesser de regarder tes frères ? » « Oui, mère. » Je m’arrache difficilement au spectacle offert par mes aînés. J’entends l’éclat des épées qui se frappent, leurs rires, leurs pas. Sans même les voir, je les imagine tourner dans la cour, cherchant la faille de l’autre. « Jahde ! » La tape affligée par ma mère laisse une trace brûlante à l’arrière de mon crâne. Souvent, je me demande si elle m’apprécie réellement. Je baisse la tête, honteuse, sur la broderie florale que je dois effectuer. Mes petites sœurs me sourient, compatissantes. Si seulement elles savaient. Si seulement elles avaient conscience de l’emprisonnement que l’on subit. Je souris en retour, avant de me concentrer sur mon travail.

▲ Ils brûlent, ils tiraillent, ils souffrent. Mes muscles ne sont que douleurs. L’épée est lourde entre mes mains. Pourtant, je ne m’arrête pas. Je ne peux pas. Je prouverai un jour à mes parents que même avec des jupons, je peux saigner et transpirer dans l’effort. Je suis autant capable que les hommes de me battre. Ces derniers mois, j’ai progressé. Je ne connais aucun ennemi, je ne sais donc pas ce que je vaux face à un vrai danger mais s’il le faut, je verserais le sang de la personne me mettant en danger. Mes mouvements sont maintenant fluides, puissants. Point d’espoirs, cependant. Je suis vouée à m’entraîner dans l’ombre. Jamais je ne pourrai en faire mon métier.

▲ « Êtes-vous heureuse, mon enfant ? Vous venez d’épouser un homme qui vous entretiendra et qui vous offrira des enfants en bonne santé. Beaucoup de tes amies te jalousent. » Je dévisage ma chère et tendre mère. Je ne suis pas certaine des émotions qui me traversent. Un mélange d’haine et de peur, probablement. Elle pose ses mains sur mes épaules et me tourne vers mon époux. Mon époux. J’ai du mal à m’y faire. Je suis l’épouse d’un homme depuis quelques minutes maintenant, moi qui cherchais la liberté. « Tu vas être gentille et t’offrir à lui dès ce soir, m’entends-tu ? Tu seras parfaite. » Elle me souffle ces paroles à l’oreille en me caressant les cheveux. J’ai le sentiment d’être une créature confectionnée expressément pour ce jour. Je ne suis rien d’autre.

▲ Je crie. C’est comme si je me libérais d’un poids en criant. De toute manière, je ne peux pas faire autrement. On me déchire de l’intérieur, on détruit mon corps, on me tort, m’arrache, me torture. Les joies de l’accouchement. Mes mains sont serrées fermement autour de la table en bois. Ce n’est que le début. La femme située entre mes jambes m’encourage à coup d’ordres aboyés. Un homme – le mari de la sage-femme – arrive en courant dans la maison. La porte claque contre le mur. « Il est introuvable, je suis navré. » Il s’adresse à son épouse. Aucune considération pour la femme hurlante que je suis. Téophald est introuvable. Sûrement perdu dans une ruelle, à cuver son vin. Je ne suis même pas étonnée. Je pousse un nouveau cri. Je pense à baisser les bras, à me laisser me tordre de douleur en attendant que ça se termine quand la femme m’annonce que mon fils est là. Un fils. Un petit garçon qui braille autant que moi. Alors que je pense que le calvaire est terminé, mon bébé dans les bras, tout contre ma peau, j’ai mal. Encore. Que m’arrive-t-il ? « Marthe… Marthe ! » Des larmes coulent sur mes joues. Je veux que le cauchemar se termine. Je ne me sens pas la force de souffrir encore une fois. Elle arrive et reprend sa place. « Des jumeaux ? Vous êtes une femme chanceuse. » Sur le moment, je ne suis pas d’accord avec elle.

▲ « ’Sais pou’quoi j’t’aime bien, toi ? » Téophald me désigne du doigt. Il est à moitié avachi sur la table, ivre et est incapable de me reconnaître. Au début, cela me faisait peur. Aujourd’hui, j’ai confiance en mon époux. Je sais qu’il aime tellement boire qu’il ne peut pas faire la différence entre Ulrich et Jahde. Pour ça, je lui fais entièrement confiance. Son haleine me donne mal au cœur. Je n’en montre rien. Je suis dans la peau d’Ulrich, l’homme qui a vu des morts, qui a parcouru toutes les tavernes de la contrée. « Non, quoi ? » « Tu r’ssembles à ma femme ! AHAHAH ! L’prends pas mal, hein ?! C’un compliment. » Je me contente d’hocher la tête. Sa remarque me donne des frissons. Serait-il possible que, dans un sens, il ait réalisé que j’étais la femme de ses enfants ? Il s’effondre sur la table dans un bruit mat. Incontestablement, il ne m’a pas reconnue.