AccueilAccueil  Tumblr  Dernières imagesDernières images  RechercherRechercher  S'enregistrerS'enregistrer  Connexion  
Le Deal du moment : -21%
LEGO® Icons 10329 Les Plantes Miniatures, ...
Voir le deal
39.59 €

Partagez
 

 alchimie de la douleur. (alizarine)

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
AuteurMessage
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyVen 14 Mar - 21:34

alchimie
de la douleur.


FLASHBACK 1604
- - - - - - - - - - - - - -
Des yeux de chatte. Une maigrichonne et silencieuse petite chatte. Un visage ovale et des lèvres pincées. Elles ne sont pas charnues. Elles sont même extraordinairement fines. Je les mire avec songerie, tandis que le marchand me régurgite son plaidoyer avec force et véhémence. Ses bras s’agitent. Je les vois valdinguer dans l’atmosphère comme un banc de poissons nerveux, oscillants en cercles et gestuelles grotesques. Il ne m’en fait pas vraiment l’éloge, de cette petite. Il me dit même qu’elle n’est pas bien épaisse, tâtant une épaule maigre pour attester ses dires. Je devine un corps famélique sous le tissu beige qui la recouvre. Ce n’est ni une robe, ni un réel vêtement. C’est une simple toile dans laquelle on a fait un trou suffisamment gros pour y passer un crâne. Des hardes d’esclave.
Inquiet par mon silence têtu, il se met à tergiverser. J’ai mieux, m’assure-t-il, bien mieux ! Je ne le regarde toujours pas. Je me perds dans ces deux billes où les vicissitudes d’un monde las se reflètent. Je devine une couleur émeraude, derrière la pale pesanteur qui recouvre ses orbes. Quel âge peut-elle bien avoir ? Mon attention se glisse sur la courbe de sa mâchoire où une ecchymose se reflète avec laideur. Elle est abîmée, me dis-je, en bon négociant inhumain, et, comme pour confirmer mes doutes, je me mets à décroiser un bras qui laisse mes doigts venir lisser ma barbe. J’humecte mes lèvres et je sens alors toute la vigilance du quinquagénaire se poser sur moi, prêt à intercepter la moindre parole. Or, je m’abstiens de tout commentaire. Il est important de le faire patienter. Il est important de le noyer sous tout un amas putride et infect d’anxiété. Je ne compte pas payer très cher pour ça. Elle n’en vaut pas la peine, c’est une évidence. Ne vous offusquez donc pas, je suis un voleur ; d’objets ou d’âmes, quelle importance. Ce qui m’attire plus particulièrement chez l’esclave, c’est un détail qui pourrait rebuter les esprits. Une particularité qui me sied à merveille, car s’il me déprécie cet handicape, je n’y vois, de mon côté, qu’une valeur substantielle.
L’enfant a la langue tranchée.
Je ne veux pas savoir comment, son histoire ne m’intéresse guère. Et si je contemple avec insistance ces lippes insipides depuis de longues minutes, c’est parce qu’elles y camouflent leur aubaine.
« Combien en demandes-tu ? finis-je par dire, nonchalant. »
Il me dit un chiffre. Un seul. L’existence de cette petite chatte ne vaut pas même un nombre, dirait-on. J’esquisse un vague sourire convenu et nos mains se serrent. Les pièces s’exhibent et il finit par me tendre la corde en paille, celle qui sert de licol à ma nouvelle acquisition. Une laisse pour tout dire.

Je la presse à me suivre et nous cheminons quelques pas avant de retrouver la charrette. Elle est là où je l’ai laissée, chargée de victuailles, de peaux tannées et de barils d’eau douce. Je sors à nouveau ma bourse pour payer le guet, un homme de mon âge, peut-être, mais plus grand de deux têtes et un poitrail d’ours. Nous nous connaissons depuis que mes pas ont foulés cette île, il y a plus de deux ans. Sans un mot, il nous quitte, prêt à louer ses services à un autre client qui souhaite préserver sa cargaison intacte, le temps d’une course au marché des esclaves.
« Sais-tu écrire ? » Je me tourne vers la fille au crâne rasé d’où ne subsiste qu’un léger duvet de quelques semaines. Elle me fait signe que non. « Sais-tu lire ? » Non plus. Parfait. Muette et illettrée. Je ne pouvais rêver mieux comme domestique. Ce que je tente de préserver là-haut est trop précieux pour qu’une servante n’aille offrir des informations à qui veut l’entendre. Peut-être la tuerai-je une fois qu’elle ne nous sera plus utile, mais je doute qu’Alizarine soit de mon avis. J’oublie parfois que derrière son rempart d’assassin se cache une femme de cœur et d’estime.
J’intime à la fille l’ordre de monter à l’arrière, lui laissant entre ses mains le licol dont elle est pourvue.

J’arrête le cheval aux abords de la sortie nord de la cité. Une échoppe attire mes prunelles.
« Je reviens, dis-je à l’esclave. » La pauvre ne doit pas avoir l’habitude à ce qu’on la considère comme un être à part entière, car je la vois regarder par dessus son épaule.
Je reviens effectivement quelques minutes plus tard, deux livres en main. L’un est une œuvre ancienne renfermant les contes, légendes et comptines de Kahanor. L’autre est un ouvrage militaire écrit de la main d’un chevalier qu’il me sera bon d’étudier. Je tends les deux volumes à la chatte pour qu’elle les garde sur elle et qu’elle empêche le voyage de les abîmer plus qu’ils ne le sont déjà. J’entraperçois la crainte et la bêtise flétrir son jeune visage : on a dû lui dire que ces choses renfermaient tous les maux de la terre et des océans réunis.
« Ils ne vont pas te dévorer, crois-moi, dis-je avec raillerie. »
Je remonte aux devants de la charrette et nous repartons.

* * *

Il nous aura fallu plus de deux heures pour remonter jusqu’aux falaises. Le vent, peu à peu, s’est mis à fouetter nos faciès avec tempérament, condamnant notre venue comme à son habitude, érigeant au fil de notre ascension un courant chaud de remontrances balayant chevelures et étoffes, obligeant la monture à courber l’échine pour ne pas souffrir des débris probables pouvant s’échouer dans les rétines. Sur notre flanc droit, l’océan s’étend avec paresse, couvert par les rayons d’une fin d’après-midi radieuse. Je m’oublie dans la contemplation du panorama, les entrailles serrées par une douce nostalgie. Je n’ai pas repris la mer depuis, quoi ? Un ? Deux mois ? Je pars de temps en temps rejoindre mon équipage au port pour m’assurer qu’il n’y ait aucune complication. Une grande partie de mes hommes s’est éclatée dans tout Yelderhil, profitant de cette longue pause pour festoyer et disperser aux quatre vents leur solde. Le reste, quelques marins aguerris, veillent sur l’entretient du Salty Dog et sa surveillance. Que ne donnerais-je pour fouler à nouveau les planches de mon navire et vociférer à ma vermine de larguer les amarres ! Renifler à pleins poumons l’iode, le sel marin et le fauve pour en goûter chaque arôme ! Mais cette ivresse s’estompe à chaque fois que mes billes tombent sur la silhouette tranquille de mon foyer. Cette petite maison aux allures humbles et rustiques qui renferme en son sein l’appât de mon cœur. Nous l’avons aménagée comme une tanière, tant et si bien qu’il me semble parfois n’être qu’un vieux loup allant rejoindre sa femelle. Si l’image est cocasse, le bien qu’elle me fait est, lui, lénitif. Absolu. Je chéris la vision de ces fenêtres éclairées par quelques bougies comme un soldat au retour de la guerre. Je sais que l’on m’y attend, et, croyez-moi, c’est une pensée qui peut à elle seule soigner toutes les plaies subies.

La charrette s’arrête dans la cour faite d’herbe courte et roche lisse, mais aucune clôture ne permet de limiter le terrain, aussi la steppe entière paraît être notre enceinte. Je jette un coup d’œil à l’huis, rivé face à l’ouest, face au couchant. J’espère y trouver la silhouette d’Alizarine mais ne me répond que le bois lourd de la porte fermée. Cette inquiétude qui veille comme un charognard dans le cloitre de mes pensées vacille et fluctue toujours un peu plus lorsque je la laisse seule. N’importe quoi peut arriver. N’importe quoi.
« C’est moi ! » Je m’entends clamer ce son avec plus de force que je ne le devrais. Un désespoir sourd gronde dans mes syllabes, hâté par la réponse qu’elle pourrait me donner. Quelques secondes suffisent pour que le zéphyr me colporte sa réaction. Je ne sais pas ce qu’elle me dit, mais le son de sa voix calme mes muscles tendus à outrance. Ma figure bistrée par le soleil s’allège d’une quiète risette lorsque je descends et met pied à terre, attelant le cheval et m’en allant vers l’huis que j’ouvre à la volée.
« J’ai une surprise ! »
Je ne suis pas censé revenir avec une esclave, tout au plus avec des victuailles. Alors que mes mains s’échappent du chambranle, je reviens vers ma cargaison et aide calmement la fille à descendre de là. Sans attendre, je la débarrasse de son licol et jette le tout dans le chargement.
« Viens, n’aies crainte, lui dis-je avec patience. » L’une de mes paluches s’accroche à l’avant bras maigrichon qui tend avec ferveur les deux livres contre sa poitrine quasi inexistante. Je remarque que la terreur de devoir frôler ces entités maudites s’est envolée avec la bise. J’esquisse un sourire qui la gêne, avant de lever mes yeux sur Alizarine, qui apparaît enfin à l’entrée, le ventre rond comme une lune d’argent.
« Je te présente … » Mes traits se fendent de contrariété. C’est que je ne connais même pas son nom, à la gamine ! « … notre nouvelle domestique. »
Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptySam 15 Mar - 1:20

Le vent me rapporte le fracas des vagues. Assise à l'ombre d'un solide pin battu par les vents, les mains posées sur mon ventre rond, je me laisse bercer par le roulement des flots. L'air frais est réchauffé par les rayons que le soleil darde sur Yelderhil. Une douce torpeur m'envahit, tandis que l'enfant à naître gigote en mon sein. J'y suis habituée maintenant. L'intérêt d'avoir accouché de nombreuses femmes dans mon existence me permet d'avoir une idée de ce qui est normal. Ça, et l'enseignement que m'a dispensé ma tante quand j'étais encore une insouciante gamine. Au moins, le sentir bouger m'assure que le bébé est vivant. Sombre pensée, bien sûr, qui ne me survole que lorsque je suis seule ici. Et l'instant d'après, la voilà balayée par la brise, et jetée à l'onde bruyante qui continue de gronder au pied des falaises.
Lentement, encombrée d'un ventre bien plus gros qu'à l'accoutumée (et c'est peu dire), je me relève en m'appuyant contre le banc qui m'a accueillie. Mes pas sont mesurés, ralentis par un souci de ne pas chuter. Voyant très souvent des futures mères allongées, je ne me suis jamais vraiment interrogée sur leurs possibilités de mouvement. J'en comprends toute la difficulté tandis que je me meus avec la vitesse d'une limace, m'appuyant à tout ce qui peut me faciliter l'avancée. Et la main libre, celle qui ne s'occupe pas de me maintenir debout, soutient mon ventre. Ralentie plus par la peur de tomber que par des obstacles réels, je parviens enfin à la porte de la maison, ouverte pour aérer. J'y pénètre, et referme derrière moi.
La fatigue me guette, et j'avise le premier fauteuil à proximité pour m'y installer avec précautions, tout en douceur. Mes yeux se ferment brutalement et je sombre dans un sommeil léger, peuplé de rires et de tendres paroles.

* * *

Lorsque je rouvre les yeux, c'est en croyant avoir entendu la voix de mon pirate. Mais non. Il n'est pas encore rentré. Impossible de voir l'heure de là où je suis, et je suis encore empêtrée dans mes rêves pour réellement m'en soucier. Non, ce qui m'inquiète, c'est qu'il n'est toujours pas de retour. Je cille, je sens encore l'enfant s'agiter en moi, et une main posée sur ma panse, je tente de le rassurer. Est-ce que toutes les futures mères parlent à leur enfant lorsqu'il s'excite ? Sans doute. Ça doit permettre d'apaiser aussi son propre esprit. « Il sera là bientôt. Sans doute avec une nouveauté. » Un sourire amusé ourle mes lèvres tandis que je poursuis, à l'adresse de cet enfant qui ne tardera plus à venir. « Tu connais ton père. »
D'aucuns me taxeraient de folie, à parler à mon propre ventre. J'ignore ce que penserait Siger. Parce qu'il va le savoir, s'il ne le sait pas déjà. Forcément. Ayant croisé Eremir Whitehill à Blancherive -il avait l'air de m'y chercher à peu près- je l'ai redirigé vers mon ancien maître. Et puis j'ai cessé tout contact avec la Guilde, au moins pour ces quelques mois. À chaque approche d'un corbeau de la bicoque au bout des falaises, j'en viens à me demander si la Guilde a choisi de me rappeler à mon serment. Mais Eremir a dû parler, ou au moins expliquer à Siger pourquoi j'avais refusé un apprenti et le lui avait envoyé. Enceinte. Moi qui pensais ne plus jamais pouvoir enfanter (ne plus jamais vouloir, même), j'en ai fait, du chemin jusqu'ici. J'en suis la première surprise, mais l'idée ne me viendrait jamais de me plaindre. Même oisive, même ralentie par un sacré poids, même en n'ayant pas tué depuis plus de deux mois, je ne regrette rien. Tout le contraire, même.

La maison grince et chuinte sous les vents forts de la côte. L'un des bruits me tire de mes souvenirs avec mon ancien maître. Je me redresse sur mon siège, craignant un intrus. Mais qui viendrait ici, au bout de nulle part ? Personne ne sait que j'y suis, ou presque. Et puis, les gens trouvent toujours mieux à faire en ville que d'aller se perdre dans les landes éloignées. Au moins, nous sommes assurés d'être tranquilles. Nous, c'est-à-dire, Hermeus, moi, et notre enfant quand il daignera naître. Mais pour l'heure, rien ne presse. Sentant la nuit qui ne devrait plus tard à tomber, j'en reviens au père de mon enfant, craignant qu'il lui soit arrivé malheur. Mais peut-être a-t-il simplement croisé une connaissance et a-t-il préféré ne pas éveiller de soupçons… Aucune idée. Je dois arrêter d'imaginer toujours le pire. Il n'en sort jamais rien de bon. M'en remettant aux Neuf, je me redresse sur mon séant, pose les mains sur les accoudoirs du fauteuil et m'approche de la fenêtre qui donne sur l'Ouest. Grattant une allumette contre une buchette prévue pour cet effet, je l'enflamme et commence à allumer les bougies les plus proches de moi. S'il arrive avec la nuit, il les verra. Mais je prie les dieux pour qu'il rentre avant. Moi qui adore la nuit pour ce qu'elle a de parfait comme moyens de dissimulation, je tremble s'il n'est pas rentré avant que les dernières lueurs du jour ne s'épuisent et soient englouties par les flots. En terre inconnue, je crains tous les monstres légendaires qui surgissent dans la pénombre nocturne. Vulnérabilité du cœur épris, dont il sait tout, ou presque. Les battements s'accentuent, je déglutis, et je tente de réfréner ces craintes qui n'ont pas (encore) lieu d'être. Il sera bientôt ici. Bientôt, il poussera l'huis de la bicoque, et toutes les zones d'ombre menaçantes disparaitront. Mon ventre a l'air d'acquiescer, quoique. Les jambes lourdes, je m'assieds de nouveau, près de la vitre, pour contempler le ciel changeant.

Pour l'heure, l'horizon prend une teinte semblable à celle des robes des alleresses de Kahanor. Rouge feu, rouge sang, rouge vif. Assise à l'intérieur de la bâtisse du bord des falaises, à l'abri du vent, j'observe le ciel s'embraser, songeuse. Ma respiration est calme, silencieuse, mais mon cœur bat fort. Pour deux. Comme s'il était conscient de mes pensées, le voilà qui cogne encore. Ou bien peut-être est-ce une fille ? Je suis bien incapable de le dire. Hermeus voudrait un garçon, je le sais même s'il ne l'a jamais dit comme ça. Quant à moi… qu'importe. Du moment que j'arrive au terme de ma grossesse sans encombre, l'essentiel est là. Et tout ira bien. On a fait le plus dur, hein ? J'y suis presque. Tout ira bien.

Une voix familière retentit au dehors, me détournant de la contemplation dans l'ombre, dissimulée à un passant qui voudrait regarder à l'intérieur. Allant pour me lever, mais sachant que ça demandera une certaine patience et connaissant son inquiétude à me laisser seule ici, je lui réponds sans ouvrir ni la fenêtre, ni la porte (bien trop loin pour ce faire). « Et je suis toujours là ! »

La porte vole sur ses gonds alors que je me suis enfin hissée et que j'ai quitté la chaise. Encore hors de vue de Mora, je vois néanmoins son ombre se découper sur la lumière écarlate qui nimbe les murs. Une surprise ? Il fanfaronne, mais je me demande bien ce qu'il a pu dégoter. J'avance pas à pas, sans me presser, et en m'aidant du mur pour ne pas vaciller. Il parle à quelqu'un, mais je ne vois pas qui. Un instant, des bribes de discussion sur la perspective de devenir maquereau me reviennent, dessinant un rictus distrait sur mes lippes. J'arrive enfin à la porte et je m'appuie contre le chambranle de la porte dès lors que je l'atteins. La surprise me prend de court.

Une fillette.

C'est ainsi en tout cas que je l'analyse. Pas de seins, des hanches étroites, un air relativement perdu ici. Une silhouette maigrichonne. Je ne lui donne pas beaucoup d'années, mais la démarche du flibustier se fait jour tandis qu'il me présente la sans-nom. « Je te présente … notre nouvelle domestique. » Une brindille, de surcroît. Fébrile. Qui se protège -curieusement- de l'inconnu par deux livres. Et dans ses yeux fuyants, je perçois une lueur affolée et gênée qui vend la mèche sur l'identité et la provenance de la petite.
Le soulagement m'étreint, sans que je ne laisse rien percevoir.

Un instant, un seul, j'ai redouté que ce soit sa fille. Celle dont je ne sais toujours pas grand chose, à part peut-être qu'il l'a adoptée, un jour. La date ? L'endroit ? Les circonstances ? Il est plus facile de parler à un mur et d'avoir une réponse que d'obtenir ce genre d'informations de la part d'Hermeus. Mais je respecte son silence, et depuis que j'ai manqué de l'interroger à son sujet, je me suis jurée de ne plus jamais le faire. Plus jamais. Il m'en parlera s'il le souhaite, mais m'est avis qu'il ne le fera jamais. Néanmoins, l'existence de cette jeune femme me hante, souvenir d'un non-dit énorme. Chacun ses secrets, après tout. C'est ce que j'essaie de me dire, consciente que le tabou est monstrueux et qu'un jour, il faudra bien qu'il lève le voile sur cette histoire. Ou que le chateau de cartes vole en éclats. Un frisson terrifié court le long de mon dos fatigué d'être presque toujours cambré.

Je m'écarte pour laisser l'enfant entrer, lui faisant signe de venir. Je sais déjà en quoi elle pourrait m'être utile, mais j'ignore encore quelles sont les spécialités qui ont poussé Mora à l'acheter. Indubitablement, elle doit savoir tenir sa langue. Elle ne parle pas pour le moment, craintive et intimidée, sans doute -j'ai vu son regard glisser vers mon ventre. Peut-être plus tard. Une fois la gamine entrée, je m'avance vers Mora et, rieuse, je murmure à son oreille, sur le ton de la plaisanterie : « Bien tenté, mais tu ne vas pas commencer à embaucher pour ton futur bordel. » Mes lèvres s'emparent des siennes bientôt, sans lui laisser le temps ou le loisir de répondre. Le manque est une émotion cruelle : plus on passe de temps avec l'être aimé, moins on supporte d'en être séparé. Ces heures sans lui ont été trop longues.

* * *

Plus tard, après avoir montré les lieux à la domestique, lui avoir expliqué les rudiments et lui avoir trouvé un semblant d'habit, nous nous retrouvons seuls dans la chambre. Blottie dans ses bras, sous les draps, carne contre carne, je sais que le sommeil ne tardera pas à venir. Les battements de son cœur résonnent presque contre ma colonne vertébrale. Tout contre lui, j'essaie de lutter encore un peu. Mes doigts s'entrelacent avec les siens et je sens son souffle chaud sur ma nuque dégagée. « J'ai l'impression de ne plus voir le temps passer. Soit je dors, soit je regarde le ciel. » Aucun reproche dans ces paroles, simplement une constatation sur le manque de productivité de ma journée. L'attente me fait peur, aussi, même si j'essaie de calmer le jeu régulièrement. « Et il gigote comme un garn. » De façon, certes, beaucoup plus plaisante que si j'avais un véritable garn qui me dévorait les entrailles de l'intérieur, cela va sans dire. D'autorité, et alliant le geste à la parole, je guide la main chaude du mâle sur l'antre de chair de notre enfant. L'émotion me trouble et m'enlève les mots que j'aurais pu vouloir prononcer.
Une autre question s'infiltre dans mon esprit. La jeune domestique est absolument incapable au premier abord (physiquement et mentalement) de faire accoucher une femme. Mais dans ce cas-là, à qui faire appel ? Les accoucheuses de Yelderhil sont réputées pour tuer plus qu'elles ne font naître. Les sages-femmes du culte des 3 n'ont rien à faire dans la Cité Libre. Il y aurait bien mes consœurs formées par d'autres qui croyaient en Gilraen, mais la plupart sont des gueuses sans éducation comme moi. À moins que Yelderhil soit moins dangereuse que ce que je redoutais en embarquant à Blancherive pour l'île isolée. « Il faudra trouver quelqu'un. » Et s'il faut faire venir une femme du continent, autant se décider maintenant. « Sauf si tu penses qu'elle sera assez débrouillarde pour faire l'affaire ? » Je parle de la gamine anonyme qu'il a ramenée avec les victuailles qu'il était parti chercher.

Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptySam 15 Mar - 16:11

Mes paupières sont closes et je crois m’enfoncer dans un léger sommeil. De ceux éphémères. Sédatifs, sans trop l’être non plus. J’ai autant conscience du corps qui se tient contre moi, que des paroles doucement édictées, tandis que mon esprit erre et divague à la lisière de l’inconscience. Mes lèvres trouvent néanmoins le courage de s’élimer en un sourire. « Profites-en. » De dormir. De regarder le ciel. De se prélasser dans une oisiveté transitoire, car, prochainement, j’imagine notre enfant bondir et cabrioler dans la maison comme un chiot fou et surexcité, sa pauvre mère se tenant au milieu tel un animal sacrificiel donné en pâture, agitant ses bras et le sermonnant avec impatience. Si c’est un garçon et qu’il tient de moi, je ne donne pas cher des nerfs d’Alizarine. Au plus loin que je puisse me souvenir, pas une seule nourrice ne fut capable de venir à bout de mon impertinente énergie lorsque je trottais encore dans notre castel de Terremer. De la fratrie, seul mon frère nourrissait un appétit forcené pour l’obéissance et la quiétude, ne faisant que renforcer un peu mieux le contraste caractériel nous morcelant. Brièvement, je revois le visage calme et serein de ce jeune garçon me faisant face, baissant sur moi un regard dépité que je me plaisais à contrarier un peu plus par des farces, mesquineries ou autres facéties. De ce portrait jaillissent des flots inattendus de ressentiments que je balaie en rouvrant les yeux. La boiserie du plafond devient mon nouveau panorama, apaisant fissa le tourment dévorant mes entrailles.

Je sens ma pogne être accaparée par la fine menotte, avant que ma paume n’atterrisse avec délicatesse sur la petite butte. C’est vrai que ça remue, là-dessous. Une fierté brute vient serrer mon cœur en envisageant les petits pieds ou petites mains de mon fils frôler son nid de chair. Il, a-t-elle dit, et il m’en faut si peu … mon regard se calcine d’affection tandis que je braque mes orbes directement sur la panse tendue. Je veux un garçon, c’est certain. C’est un aveu que je n’ai jamais proféré, par respect, par humilité … ah ! Moi. De l’humilité. Pour Elle oui. Cette femme qui porte le fruit d’un dur labeur comme une corolle bienfaitrice. Une fille, j’en ai déjà. Une fille que j’aime, adule et idolâtre. Une fille qui ne saurait avoir de sœur, tant le clivage serait grossier, destructeur. Car mon envie n’est pas celle de tout homme. Si je veux un fils, c’est pour préserver Anahita. Si je veux un fils, c’est pour que, le moment venu, elle ne me tourne pas le dos. La révélation sera déjà assez saumâtre pour elle. Je le devine comme je devine la venue prochaine de l’aurore à la nuit tombée. Je ne veux perdre ni l’un, ni l’autre. Mon souhait le plus cher serait de réunir mes enfants ensemble, peut-être pas en une famille, peut-être pas en une lignée, et encore moins en une dynastie. Mais en une meute soudée qui ne fléchirait devant rien, ni personne. Pas même mes propres démons.

« Il faudra trouver quelqu'un. »
Alizarine me déracine à mes songeries. D’un vague haussement de sourcils, je marque ma confusion, avant que le schéma ne se redessine à travers mes pensées. La main toujours sur son ventre, j'entérine ses dires d’un bref son de gorge. « Sauf si tu penses qu'elle sera assez débrouillarde pour faire l'affaire ? » Mes ridules se fendent de contrariété, coulant sur la mère un regard atterré. « Elle ? Dieux non ! » Ma nuque vrille vers la porte de la chambre que j’observe avec humeur, comme s’il m’était possible de voir à travers le bois la couchette de la fille dans l’autre petite pièce attenante au couloir. « Je ne laisserai même pas cette souillon assister à l'enfantement ! Je crains trop que sa sottise et sa maladresse ne viennent compliquer les choses. Non, bien sur que non, j’en reviens à Alizarine, le ton n'est plus véhément, j’ai parlé avec un apothicaire de la cité, je le connais bien, un vieil homme sage, quelque peu amblyope et sourdingue, mais à force de persévérance, je l’ai convaincu de laisser sa femme nous aider le moment venu. C’est ce qu’ils appellent ici une chamane … elle aidait les femmes de sa tribu à mettre leur enfant au monde, entre autres. » Je passe sous silence toutes ses autres aptitudes tribales et primitives. Ma paluche caresse la chair ronde et je me perds dans son regard. « Je lui fais entièrement confiance. Elle sera accompagnée de ses deux filles qui ont pour habitude de l’assister, et son mari lui fournit les onguents et les breuvages nécessaires. » Je lui embrasse une joue, le sourire aux lèvres et les yeux rieurs, avant de me tourner et de me pencher pour chercher quelque chose au sol que je ramène et lui montre. L’un des deux livres acquis au marché. « Regarde. Je lui ai pris ça … » Des contes, des légendes et des comptines de Kahanor. Je nous imagine déjà le bercer avec ces chansons et lui en narrer les histoires une fois en âge. « Dis-moi … mes calots sillonnent le volume, hésitants, que crois-tu … Est-ce que tu peux sentir ces choses ? Si c’est une fille ou un garçon … Ça n’a pas une importance vitale, je t'assure, c’est n’est pas mentir, au fond, c’est vrai. J’aimerai la chair de ma chair, peu importe son sexe. Mais, par curiosité, disons … par crainte, aussi, mais je la camoufle si bien. »
Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyDim 16 Mar - 22:36

Il proteste, outré que j'aie pu imaginer une telle combinaison pour mettre notre enfant au monde. Je me doute bien qu'il ne l'a pas embauchée pour ce genre de travaux. Plutôt pour faciliter nos vies à tous les deux. Je ne suis même pas sûre qu'il compte la garder une fois que j'aurai retrouvé toute liberté dans mes mouvements. Je l'écoute m'exposer ses plans pour cet événement crucial. Sa voix me rassure, la certitude qui en découle m'ôte toute crainte déraisonnée. Tout ira bien, c'est ce qu'il en ressort. À croire qu'il a déjà tout prévu. Un sourire paisible étire mes lèvres tandis que nos yeux se croisent. S'il fait confiance à l'apothicaire et à sa famille, alors je ne peux que m'en remettre à son avis. Et je n'ai pas d'autre solution à proposer dans tous les cas, alors je ferai avec les moyens (plutôt bons) du bord. Il irradie de joie, rieur et heureux, et imaginer l'avenir avec lui m'emplit d'un enthousiasme vaste et profond.

Il se meut, ramasse quelque chose et se retourne pour me le montrer. « Regarde. Je lui ai pris ça … »   À la lueur de la bougie, je distingue des lettres dorées sur une couverture d'un ocre sombre et je déchiffre -un peu lentement- les mots Contes, légendes et comptines de Kahanor. Le temps que je réussisse à lire le titre de l'œuvre qu'il tient, une question a fait son chemin jusqu'à sa bouche, qui hésite néanmoins à la poser et cherche la forme à employer. « Est-ce que tu peux sentir ces choses ? Si c’est une fille ou un garçon… » Je l'observe, préférant le laisser terminer, et réfléchissant moi-même à comment lui répondre. « Ça n’a pas une importance vitale, je t'assure… Mais, par curiosité, disons … » Mes lippes s'étirent une nouvelle fois en un rictus attendri, tandis que je me redresse un peu pour l'embrasser sur les babines, avec douceur. Je n'ai aucune idée du sexe de l'enfant. Et quand bien même je le saurai par je ne sais quel miracle ou quelle prémonition, je ne suis pas sûre que je le lui dirai. Autant laisser le temps faire son œuvre, plutôt que de faire une promesse dont je n'ai aucune certitude que je pourrais la tenir en fin de course. Un garçon, une fille, cela a bien peu d'importance à mes yeux. Je l'aimerai tout autant. J'ignore bien sûr ce qui se cache sous la question de Mora, mais je sens bien que la question n'est pas si anodine qu'il veut la faire paraître. « Je n'en sais vraiment rien, Hermeus. Et je ne veux pas te faire de faux espoirs en te disant un sexe plutôt que l'autre, et finir par te décevoir en accouchant. » Une ombre passe dans mes yeux, tandis que la crainte de le décevoir fait écho aussi à celle de toutes les mères que j'ai pu croiser, que de perdre l'enfant avant son terme. Mais non, je chasse cette idée de mon esprit aussi vite qu'elle est venue, pour ancrer mes prunelles dans celles de Mora. Tout ira bien, j'en suis sûre.

Je l'embrasse encore, avec fougue, et je lui murmure, mes lèvres à quelques millimètres de ses lippes : « Patiente encore un peu. Dans quelques semaines, six si mes calculs sont bons, tu tiendras notre enfant dans tes bras, et tu pourras me l'annoncer toi-même. » Pour l'heure, l'enfant bouge allègrement, et je pose une main chaude sur ma peau tendue, comme pour l'apaiser. Le sentir se mouvoir en moi a beau détraquer complètement ma digestion, ça me rassure et me donne une raison de croire à l'après. Le sommeil me gagne, et je m'endors finalement au milieu de la discussion avec mon pirate, interrompant une phrase déjà bien lente qui commençait par « Et quand on lui aura raconté vingt fois les histoires contenues dans ce livre, on pourra en in… »
Une nuit sans rêve s'ensuit, ou les réveils fréquents dus aux mouvements de l'enfant dans mon ventre se succèdent. À chaque fois je me rendors, entourée des bras de Mora, ou posée contre son torse.

* * *
Les jours passent, et les préparatifs se font plus précis. Je rencontre la femme de l'apothicaire (Renata), qui vient s'assurer elle-même que tout se passe bien pour moi. Une seule de ses filles est présente pour cette première rencontre. L'autre aide le père à la préparation d'onguents, une grosse commande, explique la mère. En écho à la confiance que Mora a pour l'apothicaire, une confiance forte se tisse entre la chamane et moi-même. Sans aucune hésitation, je sais et je sens que c'est elle qui doit m'accoucher. Qu'elle sera la plus à même de le faire. Et surtout qu'elle m'aidera à me calmer quand il faudra que je ne cède pas à la panique.
Les nuits s'enchaînent, je continue de me réveiller, des insomnies arrivent. Alors qu'approche le moment tant attendu, j'en viens à le redouter, prise de terreurs nocturnes qui m'empêchent de me rendormir. Je reste allongée, près d'Hermeus, et j'essaie de me calmer. Parfois il se réveille avec moi, et parvient à m'apaiser. D'autres fois, je me contente de le regarder dormir, et je prie l'intégralité des panthéons que je connais pour qu'ils ne détruisent pas tout pour une raison inconnue. Tout ira bien, j'essaie de m'en convaincre.

* * *
Le soleil se lève lentement dans le ciel, berce les falaises de ses rayons timides, puis finit par s'affirmer à son zénith le plus total. L'esclave nettoie la table sur laquelle on a déjeuné et j'avance avec Hermeus vers le banc de pierre, à l'ombre du pin. Des petits pas lents, prudents, sans empressement aucun. Et puis, alors qu'on va s'asseoir, je sens un liquide chaud couler entre mes cuisses. Mon cœur rate un battement tandis que ma main se crispe sur le bras du flibustier. Je sais ce qu'il vient d'arriver, et je sais ce que je dois faire. Qu'il n'y a pas de quoi paniquer tout de suite. Qu'on a le temps. Que tout ira bien.

Un sourire fin, et plus ou moins feint, ourle mes lèvres. Pour le rassurer de cette crispation soudaine. Pour ne pas lui transmettre le spectre de la panique. Le calme n'est qu'apparent. Mon palpitant cavale, ma respiration se fait plus forte, tandis que je tente de retenir les chevaux de la peur. Je déglutis tout en relevant mon regard vers lui et je finis par lui annoncer : « Je vais accoucher. » Comme si l'évidence n'était pas assez claire. Et je me mets à trembler comme une feuille, alors que je tente de toutes mes forces de ne pas tomber, que je refuse que mes jambes se dérobent, et que je ne supporte pas de me sentir aussi vulnérable et aussi craintive à cet instant précis. Pour avoir assisté et participé à de nombreux accouchements, je sais que je ne vais pas tout de suite entrer en travail, et qu'il y a quelques heures avant que les contractions ne soient régulières. Il a le temps de faire l'aller retour. Ou d'envoyer la domestique le faire, s'il refuse de me laisser seule. « Il va falloir que tu m'aides à rentrer. Et que tu envoies chercher Renata et ses filles. » Que tu envoies chercher. Ma langue a décidé pour moi, au final. Qu'importe si l'ancienne esclave est muette. Qu'elle porte un message et qu'elle revienne avec les femmes, ce n'est pas bien sorcier. Mais peut-être ne voudra-t-il pas confier cette tâche cruciale à une gamine ?
Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyLun 17 Mar - 0:20

Le zéphyr allaite doucement la falaise et je me perds dans la contemplation aérienne de ses mèches rouges. Elles virevoltent avec une grâce éthérée, louvoyant dans les airs comme des courants célestes et écarlates. Notre avancée, lente et posée, me plonge dans une torpeur méditative. Ici, le temps s’arrête. Ici, l’atmosphère berce nos âmes et le sol caresse nos racines. Elles se sédentarisent avec docilité, acceptant de bivouaquer en cette lande pour l’éternité s’il le faut. Mais il ne m’en faut pas tant. Une fin de vie avec eux serait bien suffisante. Mes orbes glissent sur l’océan, sage et turquoise, quoiqu’érodé par quelques sombres fonds sous-marins. Le souffle des vagues crépitant en contre-bas fait monter sur la steppe une longue litanie plaintive que j’idolâtre sans commune mesure. Un goéland traverse l’azur du firmament, épiant nos silhouettes avec attention, puis plongeant bec en avant vers la roche d’une falaise plus loin. Nous voilà presque parvenus au banc lorsque je sens les bras et le corps entier d’Alizarine tressaillir brusquement. L’inquiétude qui veille toujours un peu dans un recoin de mes pensées se hisse et martèle les planches de mon crâne avec férocité. Les calots vissés sur le visage souriant, je fronce les sourcils avant de constater la tâche d’eau souillant l’étoffe. Si je n’ai jamais été aussi près du rôle de père qu’en ce jour, l’existence m’a néanmoins enseigné quelques sournoises leçons de vie. Un rictus fend ma figure.
« Tu–
Je vais accoucher. »
La panique, elle tente de l’enjoliver sous un masque impassible, mais elle suinte de ses pores autant qu’elle peut transpirer dans mon regard. J’écrase mon émail avec nervosité. Sans attendre qu’elle termine sa tirade, je l’empoigne par le dos puis sous les genoux, la hissant contre moi en sentant toute cette liqueur tiède couler sur ma chemise et refroidir ma carne. Le poids sur mes jambes a beau doubler, je traverse la distance nous séparant de la maison avec une hâte mal contenue mais toutefois vigilante. L’huis malmené par un franc coup de botte, je hèle la fille à pleins poumons avant de nous diriger vers la chambre en jetant des coups d’œil troublés à la mère. Mes lippes sont scellées. Claquemurées par une tension pénible. Rien ne sort. Tout est dévoré. Digéré. Condensé en un souffle épais qui décampe à travers mes naseaux.

Je la dépose avec une infime délicatesse sur la literie, un genou près de son flanc, stabilisant au mieux ma carcasse pour correctement l’installer. L’esclave arrive à ce moment là, ses petites billes gonflées par ce même désarroi nous contaminant tous.
Je contourne la couche et l’attrape par l’un de ses petits bras menus, furieux qu’elle puisse alarmer Alizarine par ses grimaces effrayées. Avec une force que j’endigue mal, j’emmène la poupée de chiffon dans le couloir. Elle traîne un peu des pieds. Elle a du mal à me suivre. Je l’entends respirer trois fois plus vite qu’un lapin apeuré, mais elle ne se débat ni n’oppose une quelconque résistance. Elle est docile dans sa peur. Nous nous retrouvons dehors et je la relâche sans pour autant stopper ma course ni me retourner. Je sais qu’elle va me suivre. Je débarque dans ce qui ressemble le plus à une médiocre écurie, où le cheval attend avec calme, quoique pourvu d’un œil sanguin en me voyant débouler avec autant de précipitation.
« Sans charrette, dis-je enfin. » Ma voix est un acier froid. Je sors l’animal, qui, énervé, s’ébroue et manque de cabrer. « La selle ! » Ma patience commence à se briser en lambeaux. Elle s’active, diligente, et s’approche pour seller le cheval tandis que je le retiens avec fermeté par les brides. « Tu éperonnes comme si ta misérable vie en dépendait. » Je ne compte pas laisser Alizarine seule avec la fille. Ma place est ici.
Mais en observant l’esclave tenter avec maladresse de grimper sur le haut étalon noir, une salve de doute embrase mon adrénaline. Le destrier est trop excité, il tambourine ses sabots comme un taureau colérique, il pourrait la faire tomber en pleine chevauchée et jamais le message ne parviendrait. Car si seule sa présence suffirait à alerter Renata, la chamane ne risque pas de deviner l’événement si cette bougresse d’enfant venait à ne jamais franchir le seuil de la boutique. Ma gorge tremble d’un grognement sourd. Je la repousse sans ménagement et monte sur le cheval. Il se rebiffe, sursaute par à-coups en balançant sa crinière mais mes cuisses tiennent bon. Nous sommes deux bêtes furibondes.
« Dis-lui … » Mordiable ! Elle ne parle pas ! J’enrage de plus belles. La pauvre enfant subit autant qu’elle comprend, car je la soupçonne être plus intelligente qu’elle ne le paraît. Mais mon état n’est pas à la tolérance. « JE REVIENS ! » Mon cri traverse la cour et ricoche dans chaque mur de la maison pour s’en venir aux oreilles de ma belle. Tu du moins je l’espère. Je sais qu’elle me veut contre elle. Je sais qu’elle a besoin de je la réconforte. Que je sois là, simplement. Je le sais, le sens, le devine. Ça irradie dans tout mon corps.
C’est pourtant au triple galop que je pars.

* * *

Je ne suis plus moi-même.
Vraiment.
Ma voix n’est qu’un lointain écho.
Je discerne tout. Tout le monde.
Et pourtant.
Leurs silhouettes viennent à moi et je me sens écrasé par une pesanteur innommable, indéchiffrable, invivable. Je dois être pâle comme un linge, mais mes veines sont saillies. Car je ne parle pas. Je vocifère. Mon rugissement s’est tut depuis tant de lunes qu’il lui faut maintenant expier sa puissance en ce qui me caractérise le mieux. Un torrent. Un torrent de crainte. Un torrent de panique. Un torrent d’excitation. Mais si, de coutume, j’en maîtrise chaque intonation, ici, maintenant, dans l’échoppe de l’apothicaire, mon gosier s’effrite en aboiements fiévreux.

Je croyais avoir été préparé à tout.
Je le croyais vraiment.

* * *

« Alizarine ! » Un pied à terre, et puis l’autre. Je descends de ma monture sans même prendre le temps ni la peine de l’attacher. L’air s’est refroidi, ou peut-être est-ce ma propre température. Renata et ses filles sont avec leur charrette à moins d’une lieue derrière moi. Elles vont bientôt arriver.
Je me précipite dans la chambre, essoufflé. Plus de trois heures se sont écoulées depuis mon départ et chaque seconde, chaque minute a été dédiée à la mère de mon enfant. J’entre et m’écroule à genoux près d’elle, cherchant l’une de ses mains et tâtant la température sur son front. « C’est moi. Je suis là. »
Ma trachée brûlée d’avoir braillé parvient à souffler ces mots avec douceur.
Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyLun 17 Mar - 2:05

Il entraine la gamine dehors. J'essaie de reprendre le contrôle de ma respiration, mais c'est peine perdue. J'ai trop peur. Mes mains sont crispées sur mon ventre, je ferme les yeux et j'essaie de me concentrer pour réguler les battements de mon palpitant. Inspirer, expirer. Les deux préoccupations principales que j'ai pour une ou deux minutes. Mora va revenir, une fois qu'il aura fait monter la gamine sur le cheval. Il va revenir, très bientôt. Il saura trouver les mots. Mais lorsque sa voix me parvient, je constate qu'il n'en sera rien. « JE REVIENS ! » Mon cœur tambourine comme un furieux. Il s'en va. Il me laisse seule, alors que je n'ai jamais autant eu besoin de lui qu'à ce moment précis ! Il… La panique revient et je renverse ma tête vers le plafond.
Ma raison sait qu'il fait ça pour mon bien, pour éviter que la gamine n'arrive jamais à bon port, pour être certain que Renata viendra. Mes émotions sont bien trop engluées par la peur qu'elles sont impossibles à apaiser. J'en tremble de plus belle, et sans que je ne les contrôle, des sanglots me font hoqueter. C'est le moment que choisit la petite pour rentrer dans la chambre. Elle serre ses mains, l'air de vouloir implorer mon pardon de ne pas avoir pu contrôler la monture. Elle court chercher un linge et une bassine, réflexe étrangement juste. Mais je suis loin de pouvoir accoucher, et arrivée au moment opportun, je sais bien que je ne ferai confiance qu'à Renata pour cette tâche. « Ma sacoche. La statuette rouge. » Une autre représentation de Gilraen. Mon amant a encore le pendentif et je ne compte pas le reprendre. La statuette me vient de ma tante et ne m'a jamais quittée. Généralement, je la laisse dans la sacoche, comme un talisman. Mais là, j'ai besoin de la serrer. Et lorsque la sensation de la pierre froide me parvient, je ferme les yeux à m'en rendre aveugle et je commence à prier la déesse rouge. La prier avec ferveur et désespoir, comme je ne l'avais encore jamais fait. La gamine s'installe dans un coin et m'observe psalmodier, sans comprendre ce que je peux murmurer. Elle m'épongera le front à plusieurs reprises, sans pour autant que je ne rouvre les yeux. Tout pour oublier le temps qui passe. Tout pour oublier qu'Hermeus n'est pas là. Les contractions commencent, me coupent le souffle, ravivent la panique, et entre chacune, j'halète des prières saccadées et décousues.

* * *
Les mots sont morts sur mes lèvres sèches, mon expiration s'effrite en les franchissant. Les supplications adressées à Gilraen et à la Mère ne sont plus que des pensées silencieuses, et mes prunelles sont toujours cachées. J'essaie, difficilement, de m'imaginer dans un ailleurs beaucoup moins effrayant. Les contractions continuent, me rappelant au moins physiquement à la réalité de façon fourbe. Perdue dans mes implorations mentales, je suis comme coupée du monde, et ce n'est que lorsqu'on se saisit de ma main et qu'on en pose une sur mon front que j'y reviens pour de bon. « C’est moi. Je suis là. » La douceur de la voix familière m'arrache subitement à l'adoration divine, et je rouvre mes paupières pour ancrer mon regard perdu dans celui d'Hermeus. Ma main se cramponne à la sienne, mes lippes tremblent encore, les joues humides de larmes muettes. L'autre main lâche l'effigie de Gilraen tandis que je me penche vers lui pour m'accrocher à lui. « Je… J'ai…  » Je balbutie, incapable de savoir ce que je veux lui dire, et incapable de faire de grandes tirades à cause de contractions qui se rapprochent. « Ne… ne me laisse plus. », je continue de bredouiller, « Qu… quoi qu… qu'il arr…rive. Ne me laisse p…pas… je t'en sup… p…plie. » Comme un noyé à une bouée, j'enfouis ma tête contre le torse du flibustier, tressaillant à chaque contraction. Une plus puissante et plus douloureuse raidit l'intégralité de mon corps et je m'écarte de Mora pour revenir à la position à moitié-assise, moitié-allongée sur le lit.
Et puis Renata arrive enfin, accompagnée de ses filles. La domestique dégage de la chambre, jugée inutile, et est envoyée pour garder la charrette dehors. La chamane va pour demander au mâle de quitter les lieux aussi, plus machinalement que vraiment volontairement. Mais, un rugissement surgit d'entre mes lèvres, refusant qu'il parte. Pas maintenant. Pas quand j'ai déjà dû passer plusieurs heures sans lui, des heures qui m'ont paru une éternité ! Je ne pourrai pas y arriver sans lui. Et mes jointures et mes mâchoires serrent à blanchir.
Le travail commence réellement lorsque la sage-femme constate qu'il n'y a plus le temps de tergiverser.

* * *
Je ne suis plus qu'une bête humaine, qui souffle, qui pousse, qui respire, qui crie, qui inspire, qui expulse. Toutes mes forces sont lancées dans cette bataille entre la Vie et la Mort. Enfin, l'accoucheuse extirpe le petit corps d'entre mes cuisses. L'épuisement me happe d'un coup. J'halète, j'essaie de reprendre ma respiration, et je croise le regard d'Hermeus. Mes yeux sont embués, tant par des larmes de douleur que par la sueur qui a coulé de mon front. Et l'émotion, aussi, peut-être. Mais je crois déceler dans les siens une lueur de fierté et un bonheur immense. Les miens renvoient certainement la même chose. Tout va bien, je le rassure silencieusement.

Sauf que quelque chose ne va pas, et que je ne m'en rends compte que maintenant. Mon regard, autrefois confiant et extatique, est affolé lorsqu'il se pose sur Renata, qui tient l'enfant dans un linge. Comme folle, je me redresse, mue par une terreur qui s'élance dans tous mes membres et me glace le sang. La femme de l'apothicaire l'a vu. Elle sait que je sais. Il n'a pas crié. Elle et moi savons que ça n'est pas censé se passer ainsi. Elle et moi savons pertinemment ce que ça veut dire. Mes lèvres tremblent, ma main se crispe à nouveau sur celle de Mora. Et, alors que je voudrais avoir un ton relativement posé, je ne contrôle rien dans ma voix qui s'éraille presqu'immédiatement. « Donne-le moi, Renata… DONNE-LE MOI ! » J'aboie. Fiévreuse, la gorge nouée, mon corps se remet à trembler alors qu'elle refuse du regard. Il n'a pas crié. Elle sait. Et je vois bien, dans ses yeux, qu'elle fait face à un dilemme.

Elle tente de me détourner de mon dessein, essaie de me raisonner sans pour autant avancer d'un pas. « Alizarine… - Donne-moi mon enfant, Renata. Je t'en supplie. Donne-le-moi… » Je suffoque tout en prononçant ces paroles, et elle comprend que je ne lâcherai pas l'affaire. Alors elle avance, lentement, comme si elle espérait que je refuse au dernier moment. Mais il n'en est rien. Je dégage ma main de celle d'Hermeus, je tends les bras vers le corps. Vers le cadavre. Pendant quelques secondes j'observe l'enfant. Un garçon. Ç'aurait été un garçon. La bile remonte, et je la retiens dans ma bouche scellée. Je ravale, et les sanglots m'enveloppent alors qu'une litanie s'échappe de mes lippes meurtries. Un "non" répété, encore et encore.

J'ai toujours su qu'il ne fallait pas vendre les écailles du dragon avant de l'avoir occis. J'avais occulté volontairement ce principe pendant sept mois de vie. Illusions perdues. Le temps est désormais aux larmes, aux regrets et au deuil. Deuil d'une existence familiale qui aurait pu être… Deuil d'un enfant mort-né. Je me recroqueville sur moi-même, dévorée par le chagrin et la culpabilité, les joues brûlées par des torrents salés.
Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyLun 17 Mar - 19:10

Des bribes qui s’essoufflent. Elle s’épuise à me dire quelque chose. Quelque chose de hachuré, entaillé par la douleur comme mille lames inciseraient une chair. Je n’ai pas à tendre l’oreille pour en discerner les contours et les syllabes puisque ses mots entrecoupés se glissent déjà contre mon ouïe. Je la sens malheureuse, dépouillée par mon absence antérieure et une colère sourde se met à gronder sans que je ne puisse la lâcher sur sa proie : car j’en suis la cible. L’entendre et la voir ainsi catastrophée me fait me haïr encore un peu plus et sans mot dire, j’enroule un bras sur ses épaules pour la rapprocher et l’enlacer. J’espère calmer sa houle et apaiser ses angoisses puisque l’inutilité s’abat sur moi avec fracas : je ne peux rien faire d’autre, rien faire de plus. Je ne deviens qu’un pantin, spectateur d’un désolant paysage malmené par les dieux. Ses larmes au goût du sel maculent ma joue et mes paupières comme si en plus d’en partager les tourments, j’en partageais les flots. Je n’arrive pas à dire un seul mot. Une fois encore, mes lèvres s’entassent en écrasant la carne sèche avec émoi. Lorsque le corps d’Alizarine, tout entier, se contracte et se fend d’un calvaire qu’il me serait impossible de deviner, je me détache avec gêne, ne sachant quoi faire pour tamiser le supplice enduré. Mes orbes se déportent vite sur la chamane et ses filles qui pénètre dans la chambre, me conseillant de sortir avec un air empressé, ce à quoi je suis prêt à consentir – il ne me viendrait pas à l’idée d’affirmer ici mon autorité, je ne suis qu’un paysan en terre inconnue –, avant que la mère ne s’agite de plus belles dans sa couche de sueur et de larmes en interdisant fermement que je quitte la bataille.

Soit, mon aimée.

Je reste à ses côtés, une main toujours entrelacée à la sienne, qu’elle se plait à pétrir et malmener à chaque nouvelle transe. Mes os pourraient bien se briser sous les assauts que je ne bougerais toutefois pas de mon socle, fermement décidé à lui apporter, si ce n’est mon soutient, ma présence indéfectible.

* * *

Je retrouve mon souffle avec soudaineté, prenant conscience de l’avoir jalousement gardé dans mes poumons alors que l’enfantement était à son paroxysme. Le derme picoré de sueur, il me semble avoir jumelé ma respiration à celle cataclysmique d’Alizarine, concassant mon émail jusqu’à le fendre s’il eut fallu. Mes traits se dérident en voyant Renata récolter le fruit encrassé dans ses mains et un sourire purement soulagé se dérobe à mon air tendu. Je vrille mon regard vers la mère et lui essuie le front avec une infime tendresse avant d’y déposer un preste baiser. La reconnaissance que je lui porte à cet instant ne peut être ni imaginée, ni mesurée, et je m’affaisse avec fatigue sur mes genoux, l’échine quelque peu courbée, tiraillé par la nervosité accumulée.

Je ne remarque pas immédiatement les regards.
Je ne remarque pas immédiatement le silence.
La quiétude me happe. Traitre catin au goût féroce.

La voix au remugle d’angoisse m’extirpe avec violence. L’atmosphère que je croyais jusqu’ici bercée de sérénité se fracture comme un miroir brisé. Une chaleur hideuse se met à ramper sous ma peau, une chaleur térébrante, prête à me scier en deux. Les silhouettes se meuvent, l’échange se fait et, agenouillé, je regarde les deux êtres de mon existence danser en une cruelle pantomime. Elle psalmodie sa douleur et j’oublie à nouveau de respirer. Il me faut le secours de l’une des filles, qui pose une main sur mon épaule, pour que je réalise chaque aspérité du désastre et que l’une de mes pognes se hisse contre ma gueule rigidifiée par un effroyable chagrin. Mon cœur se rompt. Je sens les débris voyager dans mes tripes comme des éclats d’épave. Si un court hoquet traverse ma gorge dans l’espoir d’y déverser un sanglot, j’en retiens pourtant chaque pleur comme on endigue une rivière. Une rivière envenimée de cette peine fomentée par une ire aveugle. Ma fierté aurait pu être la cause d’une telle retenue, mais je ne suis ici qu’une sentinelle déchue, piétinée par la fatalité. Et si mon visage racle la fange de l’accablement, il me reste néanmoins quelques armes pour défendre l’âme de ma chère et tendre.
Je dois rester notre pilier.
Je me hisse sur la couche, m’assoit dans le dos de la mère éplorée, et les enlace tous deux.

Tous deux.
Une première et dernière fois.


* * *

Elle me dit des choses.
M’en donne d’autres.
C’est gratuit, précise-t-elle, pour vous.
Pour nous.
Comme ça sonne mal. Comme ça sonne faux. Comme ça sonne sale. Nous, les naufragés. Nous, les soldats morts sur le champ de bataille. Nous, les lambeaux de misère. Nous, les endeuillés. Maintenant et à jamais.
Je prends avec moi les onguents et fioles tendus. Des potions et mixtures contre la Noirceur, j’imagine. Celle qui commence à nous pourrir les entrailles. Celle qui cloue Alizarine dans son linceul mortifère avec notre fils. Celle qui me rend muet et pâle. Elle tend une main pour caresser ma joue comme une mère le ferait, j’esquive et darde sur elle un regard de bête. Je ne suis ni un enfant, ni un pauvre et pitoyable hère. Je ne suis pas père, non plus. Et si la douleur de mon cœur ne s’estompe ni ne faiblit, je me vois toutefois incapable de laisser quiconque me prendre en pitié. J’éprouve comme une pulsion de violence à tout étranger de mon foyer. Un loup en colère contre le monde entier, qui serait prêt à étriper le moindre animal voulant approcher ma tanière. Cet antre rongé par la mort, dans lequel résident ma femelle et le fantôme de notre petit. Ce n’est plus une chambre, c’est une crypte, qu’il y a entre ces quatre murs. Elle me dévisage comme si elle augurait déjà un futur que moi-même je n’oserais imaginer. Puis elle s’en va avec ses filles.
Je reste un moment à regarder la charrette s’éloigner, et, quand bien même elle disparaisse finalement dans la pente, je demeure ainsi, seul, tentant de capter le chant de l’océan comme mon seul et unique exutoire.
Mais ce chant ne sera jamais plus pareil.

Lorsque je reviens, le soleil s’est déjà suicidé dans les ondes. Je retrouve Alizarine qui tient entre ses bras le fétu de chair emmailloté. Je m’assois sur le bord de la literie et les regarde dormir. Oui, ainsi, il paraissent tous deux sommeiller. Mais il devient déjà livide et quelques marques violacées estampillent son petit visage. Je me demande de quelle couleur auraient été ses yeux, et lorsque j’écarte doucement un pan de tissu, je remarque quelques taches rousses sur son minuscule nez. Les draps accueillent une perle qui s’échappe de mon œil, trempant le textile souillé. Avec grande délicatesse, je retire mon fils des bras somnolents de sa mère et me relève en silence.

Je le tiens longtemps.
Empoisonnant un peu plus ma lucidité.
J’arrive presque à le croire vivant, lorsque je me mets à le rassurer, à lui parler de sa mère, de sa sœur, et de tous ceux qui seront là pour l’accueillir, où qu’il aille et où que les dieux choisissent de l’emmener. Je le berce. Le borde. L’embrasse.

Et puis je l’enterre.

J’aurais souhaité le confier aux océans. J’aurais souhaité le confier au royaume de l’en-deçà et l’en faire roi. Qu’il navigue à jamais avec moi, à mes côtés, que son visage rieur sculpte l’écume et que ses pleurs inondent les tempêtes. Mais je ne peux pas faire ça à sa mère. Je ne peux pas être à ce point égoïste. Alors je choisis notre falaise, entre terre et mer, pour y placer sa sépulture. Que cette île soit sa matrice et qu’il en devienne son phare.
A la lueur de la torche enflammée, ongles et mains poisseuses, je finis d’entasser le sol meuble sur la petite tombe. Il n’aura ni prières, ni cérémonie et je m’en excuse en de longs murmures. Les murmures deviennent des plaintes et je finis par craquer.
Entièrement.
Complétement.
Les sanglots me cisaillent et font ployer mon corps en avant. Je suis si las, et la douleur est si forte, que je ne me sens plus de combattre. Mon front grince contre la terre humide et mes griffes s’accrochent tandis que mon portrait fracassé de tristesse se tord et se noie dans son ressac bouleversé.

Puisses-tu pardonner à ton père, mon fils.

* * *

Je renifle la glaise lorsque je me glisse dans ces draps sordides. Rien ne me donne envie de passer la nuit ici, mais la fatigue s’est occupée d’entrainer mes pas jusqu’à notre chambre. Elle y est encore. Toujours endormie. La crainte qu’elle puisse m’abandonner pour rejoindre son enfant me secoue un moment ; j’écoute son souffle. Elle vit. Faiblement, mais elle vit. Je sombre à ses côtés, ni lavé ni changé, les bottes encore eux pieds, dos tourné comme s’il me fallait un huis-clos avec moi-même.
Je m’endors immédiatement.

Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyMar 18 Mar - 1:44

Le socle mental s'effondre, et avec lui toutes mes certitudes. Je pleure l'enfant mort, dont je n'entendrai jamais les cris et les rires, que je ne verrai jamais apprendre à marcher ou hurler dans les bras de son père. Cruel coup du sort que celui-ci, alors que je me voyais déjà toucher du bout des doigts la félicité. Mais il n'en est rien. Le monde n'est plus qu'un immonde gouffre, d'une profondeur abyssale et d'une noirceur aveuglante, où je me laisse sombrer sans résister une seule seconde. Les bras de Mora autour de mes épaules ne suffiront pas à m'empêcher de tomber lentement dans ce désespoir trop puissant pour être combattu. Les dieux ont ravi la lueur qui aurait dû briller dans les yeux du petit être que je presse contre moi. Ils auraient dû m'emporter, moi ! L'enfant est innocent, alors que sa mère n'a rien de pur. Mais non. Cruelles entités immatérielles, ils ont voulu me condamner, nous condamner, à une vie de ténèbres grandissantes. Mes pensées, confuses, s'emmêlent en insultes féroces à l'adresse de Gilraen, celle-là-même qui aurait dû protéger le nourrisson inerte. Les mots, pudiques, ne franchissent pas mes lèvres pour autant. Ils y expirent, et des sanglots redoublant prennent leur place, m'accompagnant jusqu'à ce que Morphée ne me prenne. Je finis par m'endormir, épuisée par l'accouchement et par la douleur qui l'a suivi.

* * *
Les rayons naissants du soleil me réveillent. J'ouvre les yeux sur ce que je crois être un jour faste. Un mauvais cauchemar, voilà ce que la nuit précédente a été. Mais les draps où j'ai dormi sont encore maculés du sang de la veille, tout comme ma robe. Je n'ai pas pu en sortir, même pour les changer. Mes bras se serrent sur du vide. Une main se pose machinalement sur mon ventre encore rond. J'ai l'impression de sentir un coup, mais il suffit que j'observe la silhouette d'Hermeus qui me tourne le dos sur la couche pour savoir que ça n'est qu'un jeu de mon esprit.

Mon ventre est vide.
L'enfant est né.
Il était mort.

Tout est de ma faute.

J'en tremble de fureur et de désespoir, et j'essaie de ravaler mes larmes avant qu'elles ne coulent encore jusqu'à me noyer. Ma nuit n'a pas été sans rêves, et ils me reviennent l'un après l'autre, par bribes. Les déesses ont tenté de me parler au travers de songes sanglants et lumineux.

Bien sûr que tout est de ma faute. On ne tente pas de rétablir l'équilibre entre la Vie et la Mort sans être concernée et en première ligne. Gilraen et la Mère ont simplement décidé de me signaler que je suis en retard. Trop de naissances, pas assez de morts. Quel est mon retard ? Il faudra que je leur demande, un jour. Mais pour l'heure, je ne peux pas m'y résigner. Je contemple d'abord, le cœur au bord des lèvres, la conséquence la plus violente que j'ai jamais ressentie.

Pas assez de morts.
Les déesses ont refusé le souffle de vie à l'enfant avant qu'il ne voie les couleurs du monde.

"Au moins une vie que je n'aurais pas à enlever en plus."
C'est ce que je pourrais me dire si l'enfant frappé par la justice (ou l'injustice ?) divine n'était pas sorti de ma chair, et n'était pas de mon sang. Mais il l'est. Je l'ai porté, dans mon ventre, pendant neuf mois. Je l'ai senti bouger, vivre déjà, exister en tout cas. Je lui ai parlé. J'ai eu tout le temps pour imaginer l'après-naissance, pour en avoir des songes parfois. Il aurait eu les yeux de son père, des yeux rieurs et espiègles, et des cheveux entre nos deux teintes. Parfois j'avais imaginé une fillette, aussi.
Tout ça, toutes ces illusions idiotes, volent en éclats avec le peu de raison qu'il me reste. Il est mort avant même de vivre. Me réveiller, sans l'avoir dans mes bras, m'a bouleversée plus que je ne voudrais l'affirmer. Je me retourne vers Hermeus, et je repère ses pieds toujours bottés, maculés de terre sèche désormais.

Non.
Je comprends, et je refuse cette idée.

Je me hisse hors du lit, affolée. Ma gorge est sèche de mes cris de la veille. Les déesses m'ont murmuré que ce destin pourra être inversé. Qu'il pourra revivre, à partir du moment où j'aurais rempli ce maudit contrat que j'ai passé avec elles. D'aucuns diront que c'est la fièvre qui me fait avancer. Ou la perte de sang qui m'a donné des hallucinations. D'autres m'observeront avec pitié. Et lui, qu'en pensera-t-il ?
Sans doute rien de bon, me hurle ma raison, bien faible, qui lutte encore quelques instants contre l'espoir malsain qui grimpe dans mon esprit et en tapisse les recoins.
Et puis elle se tait, pour de bon. Étouffée dans l'œuf.

Je sors de la maison et j'en referme la porte doucement, sans grincement ni bruit qui pourrait réveiller le pirate et la domestique. Comme si je voulais avoir un peu de répit, quelques instants seule, ou presque. Guidée par l'aurore, j'arrive devant le monticule de terre meuble, non loin du bord de la falaise. Un instant, je reste immobile, et j'écoute le chant des vagues. Un moment, un seul, j'en viens à me demander s'il ne serait pas simplement mieux de le rejoindre. De céder à l'appel des vagues qui se fracassent en une écume blanche au pied de la falaise.
Et puis, comme si j'avais assisté à la scène, je me représente mon amant creuser la tombe de notre enfant. Je l'imagine sculpter la glaise à mains nues, sous une pluie diluvienne, puis y poser le minuscule cadavre avec toute la délicatesse dont je sais qu'il est capable. Des larmes troublent ma vision de nouveau alors que l'évidence s'impose.

Je ne peux pas lui faire ça.

Toute éperdue de tristesse, toute éplorée, toute endeuillée que je sois, il est impensable que je lui fasse subir une seconde perte. De toute façon, ma mort ne satisfera pas non plus les déesses familiales, elle ne permettra pas d'équilibrer l'ensemble, et elle ne rendra pas la vie à notre fils. Je m'écarte du bord de la falaise et je reviens à l'objet de ma présence dehors.
J'observe le monticule de terre à travers ma vue brouillée. Je m'accroupis finalement.

Les derniers remparts de raison, qui s'étaient ressaisis au bord de la falaise, s'effritent, puis s'effondrent devant la lame de fond qui immerge tout. Mes ongles se mettent à gratter la terre, frénétiquement. Par débris, puis par poignées, la tombe est saccagée. Ne reste plus qu'un creux dans le sol, auréolé de monticules dispersés tout autour. Mes mains sont en sang, mais cela m'importe bien peu. Le cœur serré, j'attrape le petit corps et le serre contre moi.

Folie, douce et irrémédiable folie.
Tu m'entoures de tes bras faussement protecteurs et tu me fais croire à un futur meilleur.

Ignorant le choix raisonné de Mora de l'enterrer là où nos deux univers se croisent, j'extirpe notre fils de sa demeure éternelle pour ne plus le lâcher. Il va revivre, m'ont murmuré les déesses. Ou peut-être est-ce un esprit frappeur qui s'est amusé à me le susurrer à l'oreille. Je cours à ma perte, et si je pouvais avoir du recul sur la situation, je le saurais. Mais il n'en est rien. L'enfant inerte est dans mes bras. Le laisser à la merci des vers et des insectes est impensable, insupportable, même. Il va me revenir. Les déesses ne m'ont pas dit comment, elles m'ont simplement dit que son destin n'était pas immuable. Il ne peut pas ressusciter à moitié dévoré par les vers.

La clarté céleste envahit l'horizon alors que mon esprit s'assombrit seconde après seconde. Sans le savoir, je suis en train de construire des murs mentaux qui m'emprisonneront bientôt. Mais pour l'instant, je serre le petit être dans mes bras, contre ma poitrine douloureuse, et je lui parle doucement. Comme une mère bercerait son enfant qui ne fait que dormir, à la différence que celui-ci n'a jamais ouvert les yeux.

Tout est de ma faute, et je n'ai plus qu'à mettre les bouchées doubles pour rattraper ce retard en assassinats. Les déesses seront contentes, bientôt. Bientôt, il respirera comme il aurait dû le faire hier.

* * *

Le bruit des vagues est devenu une rengaine qui s'est muée en fond sonore habituel. Si bien que le tintement des boucles de bottes contraste clairement avec l'atmosphère paisible et presque silencieuse de la matinée. Assise sur le banc de pierre, je tourne la tête vers celui qui approche. Le mouvement se poursuit alors que je tourne mon buste vers lui… Et dans ce tour sur mon séant, je le laisse découvrir les méfaits de mon âme retorse. Égoïste, je ne respecte pas le choix de sépulture, et j'en viens même à le contester, d'une voix que je voudrais forte et contrôlée, mais qui n'est qu'hésitations et tremblements. « Il va revivre. Les déesses m'ont dit qu'il ressuscitera. Je ne pouvais pas… » Le laisser là. Sous terre. Et comme si mes mots avaient continué avec ma pensée, je poursuis, sans me soucier d'être compréhensible ou pas. « Les vers… » Comme si ça justifiait tout. Comme si la peur des vers me donnait le droit de sortir notre enfant mort de son repos enterré.

Si ma raison avait encore son mot à dire, elle signalerait que je ne me suis jamais autant fourvoyée qu'en cet instant funeste. Je suis folle, et je ne le sais pas encore. J'attends un hochement de tête de la part de mon compagnon. Quelque chose qui me dit qu'il me croit. Qu'il me fait confiance. Qu'il sera avec moi dans cette épreuve. Qu'il n'a pas abandonné l'espoir, ou qu'en tout cas il le retrouve avec mes mots. Encore une fois, le besoin cruel de le savoir auprès de moi se fait ressentir, pernicieux et s'ancrant violemment dans mes veines. Mon cœur cavale alors que je l'observe, effrayée et piégée dans l'expectative. Je ne sais pas si j'en serai capable sans lui. Mais le comprendra-t-il ? Osera-t-il parier sur moi ?

Las ! Ce que je lis dans les prunelles d'Hermeus m'achève. Me cloue sur ce banc, comme une statue de pierre. Plus rien ne sera jamais comme avant. J'ai cru être heureuse et invincible. Je suis une nouvelle fois plus bas que terre, sans rien ni personne pour m'en soulever. J'ai réussi à perdre mon seul soutien dans ce deuil, et je ne peux que m'en prendre à moi-même, sans pour autant en être pleinement consciente.

Un jour viendra où ma lucidité reviendra, peut-être.
Mais à cette heure, c'est le temps des adieux.
Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyMer 19 Mar - 0:41

Je me réveille dans l’exacte position.
Mes muscles sont ankylosés, ma bouche est pâteuse et mon regard embrumé. J’ai l’impression d’avoir veillé une éternité dans un suaire de poussière, patientant qu’un éclat de paix m’éveille enfin. Mais ce ne sont que les rayons. De simples rayons de soleil qui transpercent mon dos avec persistance. Ils brûlent ma chemise et mordent ma peau. Je ne retiens aucune bribe de songe ; je sais quelle est cette réalité, je sais d’où vient la terre sèche sous mes ongles et les écailles salées asséchant mes joues.

J’ai dormi.
Longtemps.
Mais je suis toujours aussi épuisé.
Je ne sais pas si cette lassitude s’évaporera un jour.

En me redressant, avec peine, je fais front au mobilier avec un air que je devine morne, atone, effacé. Il me faut de longues minutes avant de tourner les épaules et chercher Alizarine du regard. Mais je ne découvre qu’une couche vide, froide, aussi sale que la veille. Il va falloir changer les draps. Il va falloir aérer la pièce. Il va falloir faire le ménage.

Dans cette pièce et dans nos cœurs.

Je me lève finalement et marche de quelques pas. Mes pieds geignent de les avoir délaissés dans leurs écrins et mes quelques premières foulées sont maladroites, dérangées, incapables. Un vrai gamin qui fait ses premiers pas, à défaut de pouvoir voir ceux de son fils. Une grimace entaille mon faciès rugueux, exorcisant ces sombres pensées qui, où qu’elles divaguent, se noient sous un chagrin vicieux et inconsolable. Je marque un arrêt et agrippe la boiserie du lit en laissant mon regard divaguer dans la pièce comme un mendiant désorienté.
La maison est silencieuse.
Effroyablement silencieuse.
Je tente un bref appel, mais personne ne me répond. Un sentiment pernicieux se met à ramper dans mes tripes en lacérant mon médiocre répit de griffures meurtrières : et si … L’appel du ressac au loin contracte les derniers fragments qu’il me reste de muscle cardiaque. Ma carcasse s’ébroue finalement à toute allure à travers le couloir en la cherchant du regard. Je hèle, traque et espère. Certains diraient que je prie. Quand bien même mes prières soient brutes et exemptes de destinataire. Faites que (…), chantent mes pensées, sans réellement savoir à qui s’adresser. Si ce n’est aux dieux, peut-être à la clémence des océans qui ne se résoudraient à happer cette femme aimée dans leurs funestes bras. L’esclave déboule de sa petite mansarde, incapable de m’indiquer où se trouve sa maîtresse. Je me résigne à sortir, le souffle contrit par l’angoisse, mais quelques enjambées délivrent mes nerfs de leurs bourreaux ; elle est là. Assise. Sur notre banc. Je me débarrasse d’un profond soupir en hissant mes mains sur les hanches et laissant mon menton fléchir en courbant l’échine.
Je crois que je n’aurais pas supporté.  
Je me remets en marche avec plus de calme, mes orbes allant de la silhouette féminine à l’horizon, remerciant je-ne-sais-trop-qui de cette mansuétude. Et puis je remarque quelque chose. Ce n’est rien, au début. Juste quelques petits tas de glèbe. Et ces petits tas de glèbe dansent autour d’un trou béant, éventrant la terre comme une charogne dépecée. Je ne comprends pas. Je vois bien. Mais je ne comprends pas. Je crois que, au fond, je refuse l’évidence. Alors que mes pas se poursuivent, mon crâne se tourne vers la carrure que j’approche de plus en plus. J’en oublie mes faites que, et mes oraisons païennes. J’en oublie mes muscles transis et mes pieds meurtris. J’en oublie ma gueule sur laquelle pourtant, tremblent mes lèvres entrouvertes. J’arrive à sa hauteur, et elle me dit un chapelet de mystifications en tenant dans ses bras le cadavre crasseux, devenu laid par la mort et le blasphème. Je contourne le banc. Les contemple.

Une pogne vient masquer ma bouche tordue.
Mes yeux se plissent de douleur en fustigeant mes rides comme si le Temps me déchirait à vif.
Je ne prends conscience de m’agenouiller qu’au moment où mes rotules écrasent le sol, mes jambes subitement dépourvues de toute force vitale. Je ne sais plus comment respirer. Je ne sais même plus comment exister face au spectacle qu’elle me livre. Un râle d’agonie traverse mon gosier et embue mes globes oculaires d’une nappe bouleversée.

Si seulement mes larmes pouvaient devenir acide et me brûler les yeux à jamais.

Les vers, m’explique-t-elle et j’en tremble de haine.
Ma main se détache de ma bouche et se présente, tremblante, dans l’air, face à elle, comme si je cherchais à lui montrer son méfait. Comme si cherchait à lui retirer ce voile de démence. Comme si je cherchais à comprendre.
Mais je ne fais qu’hurler. Un long et pénible cri de bête qui laboure mon portrait d’écarlates vicissitudes aux veines saillies et crocs sortis. C’est tout ce dont je me sens capable, c’est tout ce qui m’est permis d’exprimer dans le combat que s’infligent mes affects. Et puis mon cri devient une litanie dans laquelle je murmure ce prénom tant chéri et qui ne devient à mes oreilles qu’une complainte désagréable. L’écume aux lèvres, je parviens enfin à articuler.

« Pourquoi ? »

Les vers, va-t-elle me redire.
Et la rage s’en vient gonfler ma peine. Mon regard se scie et se transforme en deux billes sanglantes.

« Ce n’est plus qu’un tas de chair et d’os … ce n’est plus qu– CE N’EST PLUS QU’UN TAS DE CHAIR ET D’OS ! » Mon courroux aide mon corps à trouver la force de se relever. Je m’approche dangereusement. « Pauvre folle … pauvre FOLLE, qu’as-tu FAIT ?! REGARDE-LE. REGARDE-LE ET OSE ME REDIRE ÇA EN FACE. Tu es cruelle … tu es si cruelle … tu nous infliges tant de mal … (j’étouffe, mon crâne est un nid de fiel et de douleur). Pourquoi me fais-tu ça … pourquoi me dis-tu ces choses … d’hideux mensonges, grossiers et puants. N’AI-JE PAS ASSEZ SOUFFERT ? FAUT-IL QUE TU PIÉTINES MES DERNIERS DÉBRIS ? » Ma main s’accroche à ma chemise comme si elle voulait arracher ma peau et toute cette insupportable sueur maladive.

Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyMer 19 Mar - 15:19

Il ne comprend pas. Il n'accepte pas. Il ne veut pas y croire. Les yeux brouillés de chagrin, je contemple l'épave que j'ai contribué à couler. Hermeus, effondré. Hermeus, meurtri. Non, mon amour, ne crois pas que c'est ce que j'ai souhaité. Mes épaules tressautent, les sanglots me prennent une nouvelle fois. Ma raison s'efforce de reprendre le contrôle, lutte contre le courant de ma peine. Il m'interroge. Doucement. Comme s'il n'avait pas encore compris que j'étais perdue.

« Pourquoi ? »

Je secoue la tête, les larmes roulant sur mes joues, dans mon cou, imprégnant ma robe et abreuvant aussi le petit corps qui n'ouvrira jamais les yeux. Les miens s'ancrent péniblement à ceux de mon amant, et la rage que j'y lis redouble la souffrance qui m'étreint. Il ne comprend pas. Il explose bientôt, grondant comme le tonnerre qui nous a uni la première fois. « Ce n’est plus qu’un tas de chair et d’os … ce n’est plus qu– CE N’EST PLUS QU’UN TAS DE CHAIR ET D’OS ! » Loin de me faire regarder la vérité en face, ces mots éclatent violemment et poussent mon esprit à se retrancher derrière des murs construits plus tôt. Adieu, raison. Adieu, paix intérieure. La violence de cette naissance et mort, accouplée à celle des mots de Mora, me fait perdre pied pour de bon, sans pour autant qu'il faille l'en blâmer. « Pauvre folle … » Oui, mon aimé, je suis folle. Folle de tristesse, éperdue de larmes, endeuillée au point d'en perdre la raison. « pauvre FOLLE, qu’as-tu FAIT ?! REGARDE-LE. REGARDE-LE ET OSE ME REDIRE ÇA EN FACE. Tu es cruelle … tu es si cruelle … tu nous infliges tant de mal … Pourquoi me fais-tu ça … pourquoi me dis-tu ces choses … d’hideux mensonges, grossiers et puants. N’AI-JE PAS ASSEZ SOUFFERT ? FAUT-IL QUE TU PIÉTINES MES DERNIERS DÉBRIS ? »

Je n'ai pas de mots pour lui répondre. Je n'ai rien pour justifier mes actes insensés. Rien que la plaie béante laissée à la place de mon cœur. Rien que les torrents qui dégringolent le long de ma face. Rien que les complaintes étouffées qui déforment mon visage en un masque hideux. Je ne peux pas… Je ne peux plus… Supporter… Tout ça.
Alors mon esprit me dérobe à la réalité, pour me faire entrevoir un avenir meilleur que celui bien sombre vers lequel je me dirige.

* * *

alchimie de la douleur. (alizarine) Tumblr_mgqzm5zAES1s3rsr0o1_500
Le vent souffle sur la falaise, et un gamin aux cheveux auburn s'y tient debout, le regard rivé sur l'horizon. Il guette quelque chose. Quelqu'un. La tempête a fait ployer Yelderhil sous son joug pendant trois jours et trois nuits, sans discontinuer. Ça fait trois jours qu'il n'a pas pu aller se planter en sentinelle sur l'extrémité de la falaise. Trois jours qu'il ignore si son père reviendra. L'inquiétude m'étreint aussi, et souvent dans la flamme vacillante des bougies j'ai cru voir des flots rougis du sang de marins. Les heures passent et à chaque fois que je jette un coup d'œil par la fenêtre, je constate que l'enfant est toujours là. À attendre. La mer est de nouveau calme. Quand il était plus jeune, il a fallu qu'on lui apprenne à ne pas s'approcher trop du bord, qu'il risquait de tomber sur les rochers en contrebas. Il a retenu les instructions, et du haut de ses huit ans, les petits poings serrés, et la mine que je devine froncée par la concentration, il scrute l'horizon aqueux, à quelques pas du bord, immobile malgré la brise. Je retourne à mes occupations, et je n'en ressors que lorsque sa voix est portée par les vents : « IL EST LÀ ! C'EST PAPA ! IL EST DE RETOUR ! » Triomphant, le gamin rentre dans la maison pour venir me chercher et me ramener d'autorité au bord de la falaise. « Viens voir, regarde, t'as vu ? » Il s'excite, trépigne, lève le bras et secoue la main dans la direction du Salty Dog, réapparu au loin.

* * *
Le songe éveillé se brise pourtant, dernier sursaut de raison peut-être. Ma prise s'est relâchée et a risqué de laisser tomber le cadavre de notre enfant. Un réflexe macabre, qui me fait le retenir avant qu'il ne manque de basculer. Hermeus est toujours là. Je n'ai été absente qu'une poignée de secondes à peine. Une poignée de secondes, pour entrevoir tout ce qu'aurait pu m'offrir la vie si les Dieux avaient été plus cléments avec les meurtriers que nous sommes.
Mon souffle s'est apaisé, mais ma vue reste brouillée par une eau saline qui coule en continu de mes prunelles, silencieusement. Mes lèvres tremblent tandis que je relève un regard sans vie, sans espoir, sans lumière vers celui que je ne rendrai jamais père. Il est brisé. Haineux. Enragé. Nous agonisons tous les deux, abandonnés par un fantôme qui jamais ne nous appellera Papa ou Maman. Je frissonne encore, et la voix éraillée de pleurs, je bredouille. « Tu ne comprends pas. » Parlé-je pour l'apaiser ? Ou bien simplement pour me donner l'impression que je vis encor ? Est-ce pour lui ? Pour moi ? Pour cet enfant inerte dans mes bras ? Je bégaie, et les mots s'entrechoquent au sortir de mes lippes, se heurtent, se mêlent et se font la guerre. « Il vivait. Les sanglots reviennent, et j'hoquette. IL VIVAIT ! Je ne sais plus si c'est sur lui que j'hurle, ou si c'est les Dieux maudits à qui je m'adresse en cet instant. Ma voix se casse de nouveau, mes yeux se posent sur le sol aux pieds du flibustier. La voix enrouée, je reprends, le débit plus rapide, essoufflé aussi. Il vivait, je le sentais bouger, et toi aussi tu l'as senti. Il vivait, et je n'ai pas su le protéger de la mort. » C'est comme si je l'avais tué, à vrai dire. Ça fait aussi mal que si je l'avais tué involontairement. Ou peut-être même plus mal. Mon corps se tord, se broie, et avec lui mon cœur se contracte à l'excès. J'ai mal. Partout. Mes membres sont lourds comme du plomb, mon ventre est un cratère brûlant mais déserté. Et mon esprit souffre aussi.

Jamais je ne me suis sentie si inutile, si impuissante, si coupable, tout à la fois.

« Je ne peux pas… » Le laisser là. Quoi qu'il dise. Quelle que soit la raison pour laquelle il l'a enterré ici. Quelle que soit sa résignation. Je ne peux pas me dire que j'ai échoué à donner la vie. C'est trop « dur… », je murmure sans me rendre compte que mes paroles et mes pensées sont de nouveau dissociées. Je ne peux pas, moi-même, me résigner. Certains diraient qu'ils auront d'autres enfants. Moi je ne peux même pas dire ça. Les déesses m'ont parlé. Si lui ne vit pas, aucun autre ne vivra. « Pardonne-moi… » De n'avoir pas su le faire vivre. De n'avoir pas pu m'empêcher de profaner la tombe. De piétiner ton cœur en même temps que le mien. J'implore, les yeux désormais posés sur le cadavre. Mais c'est le capitaine à qui j'adresse cette supplication tremblante. Qu'il comprenne que je ne suis pas insensible. Que je sais bien, au fond, que ça n'est plus qu'un tas de chair et d'os. Mais que je ne peux m'y résigner. Que si j'avais accepté cette idée, je n'aurais pas gardé la vie longtemps et que les flots m'auraient déjà accueillie. Si j'ai la chance d'un jour lui permettre de revivre, je ne peux pas la laisser passer. Même si ça signifie qu'il faut que j'y écorche et y perde ma santé mentale.
Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Invité

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptySam 22 Mar - 3:46



Elle dépérit, là, accostée sur notre banc, le cœur au bord de lèvres, l’âme égarée à ses pieds. Elle se perd, s’éloigne, clôt les paupières et navigue en eaux troubles, les bras ballants, morts, autour de notre conception ruinée. Je sens l’écume, cette bave immonde de fiel, ramper encore contre mes commissures à l’image d’une piètre saleté. Ravagé. Je suis ravagé. Je me sens ravagé. De mes os jusqu’à ma chair, de mes cris jusqu’à mes pleurs. Jamais pareille houle ne m’aura asphyxié. Où peut-elle bien partir, derrière ses paupières, tandis que je souffle comme un chien époumoné ? J’engage un pas, et puis recule, tandis que mes orbes, fuyants, tentent d’esquiver derrière leurs buées rougies la silhouette du petit cadavre déterré. Ce corps. Ce visage. Hideux déchet de la nature, flétrit de plis et de glaise, de sang, même, par endroits, tableau immonde d’une créature que l’on ne croirait pas humaine. Ton fils, pourtant, murmure le vent et mes tripes se soulèvent. Une nausée térébrante transperce mon estomac de bile putride. Elle ose enfin me faire face – m’expliquer ? peut-être – ma figure reste un chiffon de vicissitudes qui darde sur elle deux billes glaciales.

« Tu ne comprends pas.
Je ne comprends pas ? »

Mon murmure se perd dans ses propres syllabes. Je suis en effroi, et si ma rage aboie des chants de meurtres sanglants, ma carcasse, elle, est subjugué par la tétanie. Je me mets à observer l’horizon, la maison, les flancs des falaises, les arbres, tout, et tout ne devient plus que chimères obscures, mensonges grossiers et abscons. Ne suis-je que dans un cauchemar ? Oh, si, réalité barbare qui se gausse sous mes pieds, contre mes talons enracinés, sur mon visage, en des brises cruellement douces, sur ma crinière, en des rayons de soleil hypocrite. Tous s’accordent à mystifier la vie, quand elle n’est qu’artifice. Un artifice à vomir.

« Il vivait.
Alizarine … je peine à le dire. J’aimerais tant l’éructer.
IL VIVAIT ! »

Il me faut mon arme. Tout de suite. Une paluche cherche mon sabre par habitude mais l’on m’ampute de mon crime passionnel. Je suis nu de toute lame, nu de tout fracas impardonnable. Je n’ai plus qu’à écraser ma mâchoire en broyant mes pulsions torrentielles.

« Il vivait, je le sentais bouger, et toi aussi tu l'as senti. Il vivait, et je n'ai pas su le protéger de la mort. »

Il me faut mettre un terme à cette farce. Cette farce qui me rompt. Cette farce qui la fracture au fil des secondes et minutes. Je rêve de lui trancher la gorge pour ne plus avoir à l’écouter, mais je l’aime encore tant – encore trop – que je m’obstine à vouloir la libérer. Elle est triste. Misérable, pathétique, ignoble, mais simplement triste Alors je m’approche, la répugnance accrochée à mes lippes, pour récupérer la saleté de viande qu’elle croit encore être notre enfant. Mais je ne peux pas, me souffle-t-elle, résignée et pourtant résolue, à le garder là, contre elle, pour toujours s’il le faut et je comprends qu’il est trop tard, trop tard pour la hisser hors des flots sauvages de la démence, trop tard pour le livrer à mes mains tendues et tremblantes. Je lui réponds non, en un murmure clandestin qui franchit ma gueule entrouverte comme une charogne, et mon crâne signe à la négative alors que mes épaules se dérobent déjà.

Elle me demande le pardon.

Et je continue de dire non.
Je ne suis plus leur sentinelle. Je me sens l’égal du zéphyr, prêt à tout emporter dans son sillon, la bravoure en premier. Un déjà-vu avarié, ne suis-je donc fait que de couardise ? Ne suis-je qu’un pleutre blessé qui jamais ne se relève ? Combien de blessures me faudra-t-il encore pour que j’accorde à mon esprit le répit de l’abdication ?

« Ce n’est pas à moi de te pardonner. » Toi, mon aimée, toi, femme de ce cœur que tu piétines par égoïsme. Tu es la seule et unique à te flageller ainsi, si mal, si douloureusement, pour une cause que l’on sait tous deux perdue avant même d’éclore. « C'est à toi seule … » Et seule tu resteras à égratigner tes ongles contre la surface de l’aliénation. Je continue de reculer, d’acheter cette distance au prix de l’honneur et de l’amour. « Je ne peux pas le supporter. Je ne peux plus te supporter. » C’est à mon tour d’être désolé, je crois. Nous ne sommes, finalement, qu’une équation destructrice. Si je reste, je me tue. Lentement, doucement, à petit feux, et si elle vient, c’est moi qui l’occis. Pour le méfait, pour la faute commise, pour le blasphème de nos mémoires. Il nous faut déchirer les pages, maintenant, et avec un calme que je qualifierai d’inhumain – car il me semble n’être plus qu’une faible conscience qui se meut – je contourne le banc et délaisse mon fardeau.

Je marche.
Je m’en vais.
Et je me tais dans la foulée.
Transi par un voile noir, un voile de glace.
Dans la maison, calme – si calme – je récupère mon arme et mes quelques affaires. Des gestes lents, habitués ; mécaniques. Je ne suis plus qu’un pantin dépouillé de son essence. Je croise la fille, l’esclave, et je la regarde un long moment, l’œil vitreux, hagard, je sens qu’elle m’interroge en silence – toujours en silence – mais je la contourne elle aussi.
Quelques pas dans la cour, le gravier craque sous mes bottes encrassées de la veille. Je monte sur le destrier, empoigne les brides et si l’hésitation, le doute et les tourments de ma décision viennent me hanter avec précipitation, je les balaie d’un reniflement mauvais, nerveux, qui ne masque qu’un sanglot de plus dans ma trachée détériorée. J’éperonne brutalement et l’étalon part avec soudaineté, m’emportant loin, comme si je devais revivre mon héroïsme de la veille en le vandalisant de ma veulerie.

J’ai laissé sur le lit la figurine de la déité rouge.
En gage de capitulation. Pas pour Elle, mais pour les Dieux.
Qu’ils nous oublient à jamais et qu’ils finissent, un jour, par nous offrir la paix. Si ce n’est pour moi, au moins pour Alizarine.

Revenir en haut Aller en bas
Alizarine Khan
Alizarine Khanalizarine
ɤ REGISTRATION : 29/12/2013
ɤ PARCHEMINS : 322
ɤ STATUT DU SANG : la roture, sans passer par la case savonnette à vilains, merci
ɤ CONTRÉE DE NAISSANCE : née à Brenwall, en Alcahar
ɤ METIER OU FONCTION : alleresse (servante de Gilraen & la Mère, dans un sens) & maître assassin, ça va bien ensemble
ɤ INVENTAIRE : (toujours avec elle) un prénom de merde • un nom de famille inventé (qu'importe) • une vie de merde • des fringues rouges • deux poignards • des onguents • une paire de ciseaux • quelques rares bijoux • une sacoche dans laquelle elle pourrait presque transporter toute sa vie

(caché à Brenwall) un bocal de conservation longue durée (une sorte de formol médiéval) où un bébé mort-né attend patiemment qu'elle remplisse le contrat qu'elle a avec les déesses Mère & Gilraen.

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) EmptyDim 23 Mar - 17:48

Emmurée dans ma folie douloureuse, j'en viens à oublier que je ne suis pas seule face à ce drame. C'est là que l'égoïsme prend racine, dans l'oubli de l'autre endeuillé. Je vois Hermeus, mais tout ce que je vois en lui, c'est un pilier qui se dérobe. Pas un presque père. Sa peine et sa douleur me paraissent infimes par rapport aux miennes et j'omets involontairement que je n'étais pas seule à me réjouir de cette naissance. La démence m'étreint et noie les éclairs de lucidité qui percent encore pour quelques secondes. Englouti par des flots tumultueux, mon esprit sombre et mes supplications ne trouvent pas l'écho espéré. Les globes rivés sur l'être chétif et mort, j'implore le pardon et je ne trouve qu'un refus atroce. Ravagée, mentalement et physiquement, je relève des prunelles dépourvues de lueur vers Hermeus. La raison, si elle subsistait encore, me murmurerait de me rendre à ses mots, d'apprendre à ne pas m'en vouloir pour cette non-vie. Mais point de murmure de la sorte. Tout ce que j'entends, c'est Mora qui ne croit plus, ni aux dieux, ni en nous. « Ce n’est pas à moi de te pardonner. » Combien j'aurais pourtant besoin de son pardon, de sa présence, de son contact, même. Mais il n'avance pas. Il recule, même. « C'est à toi seule … » Clouée au banc, je sais que mes muscles ne pourront me porter jusqu'à lui. Ils s'y refuseront. Se rebelleront. Me laisseront tomber à même le sol. Alors, je reste là, assise. Et les yeux toujours embués de larmes qui roulent sans que je ne puisse les empêcher, je contemple l'étendue du désastre.

C'est sans compter sur ses dernières paroles, qui m'achèvent et dérobent définitivement tout espoir d'accalmie spirituelle. « Je ne peux pas le supporter. Je ne peux plus te supporter. »
Frisson funeste. Mes lèvres tremblent, ma gorge ne se dénoue toujours pas, et ce n'est que parce que les sanglots se sont taris que je n'en suis pas secouée en le suivant du regard tandis qu'il tire un trait sur ce passé commun. J'espère qu'il se retournera. Qu'il comprendra que je ne peux rien y faire. Et lorsqu'il disparaît dans la maison, je sais que je l'ai perdu.

C'était écrit. Tu ne pourras le retrouver que si tu accomplis ce pour quoi tu as été choisie. Une voix chaleureuse et féminine encercle mon âme de bras protecteurs. Mes billes quittent l'huis de la bicoque et se perdent dans la contemplation du ciel éclatant. Les déesses me guettent. L'épreuve qu'elles me font subir n'est là que pour renforcer ma détermination à leur obéir. Elles m'ont choisie, moi, l'alleresse de Brenwall et la Sombrelame, pour rétablir l'équilibre entre la Vie et la Mort. Le mort-né dans mes bras est un avertissement. Je ne suis pas assez rapide. Pas assez efficace. Pas assez meurtrière.
Je reste longtemps à m'aveugler en scrutant les cieux, comme si je recherchais un message supplémentaire des déités. Mais rien ne vient, elles ne me parlent qu'en songe. La Mère et Gilraen sont finalement deux voix, l'une plus âgée que l'autre, mais des tonalités presque semblables. Il ne vivra que si l'équilibre est faste., m'ont-elles encore dit la nuit dernière.

* * *
C'est la brise fraiche de la nuit tombante qui me tire de mes discussions muettes avec mes patronnes. Ankylosée, je finis par me lever du banc de pierre glacée. Lorsque je rentre dans la maison, je sais, je sens, qu'il est parti. La domestique hisse ses grands yeux de chatte sur moi et j'y lis toute la pitié et toute l'horreur du monde. Elle ne comprend pas, elle non plus. Je lui passe devant, préférant ne pas m'attarder.
L'espoir, fou imbécile, me dirige jusqu'à la chambre. Il n'y est pas non plus. Ni lui, ni ses affaires. Évidemment. Qu'attendais-tu, pauvre folle ? Il est parti. Bien sûr qu'il est parti. Je l'ai fait fuir. C'est de ma faute. J'aurais dû m'en douter. Il ne peut plus me supporter. Ça veut tout dire, non ? Les sanglots reviennent, m'adossent à la porte et abreuvent de gouttes d'eau salée le cadavre dans mes bras. Des gémissements de bête blessée s'échappent de mon gosier tandis que je porte une de mes mains à mes lèvres, comme pour couvrir ma peine et l'étouffer. Un jour, il te reviendra., m'ont-elles dit aussi, les putains divines. Je me cramponne au corps du mort-né comme un noyé à une bouée. C'est le seul espoir qu'il me reste. La seule chance que j'ai. Je ne peux pas la manquer. Si je veux pouvoir, un jour, retrouver les bras protecteurs du flibustier, je dois lui prouver, et me prouver à moi-même, que c'est possible, qu'il peut vivre.

La douleur de l'abandon s'installe dans mes veines et je m'y habitue. Ma respiration se calme tandis que les monstres cachés dans ma gorge se taisent enfin. Je reprends conscience du monde autour de moi. Les draps ont été changés. Et pourtant, un éclat rouge attire mes prunelles.
Le pendentif.
Mes yeux sont taris d'avoir tant pleuré et c'est un sourire empreint de tristesse qui étire cruellement mes lèvres.
Plus jamais je ne le verrai.

Je m'effondre au pied du lit, et, levant la tête vers le plafond, je balbutie : « Je t'en supplie, Gilraen, ô toute puissante déesse. Protège-le, où qu'il aille. Tu n'as pas voulu laisser notre fils vivre, c'est ma faute, je sais, mais par pitié, ne me l'enlève pas non plus, pas lui. Je n'y survivrai pas. Protège-le contre vents et marées, détourne la lame de ses ennemis, préserve-le, même s'il ne croit pas en toi. J'y croirai pour deux, puisqu'il le faut. Et si tu ne peux adoucir mes maux, apaise au moins les siens. J'accomplirai ta volonté, quoi qu'il m'en coûte, mais je t'implore, éloigne la Camarde de lui. » J'en viens ensuite à adresser à la Mère les mêmes prières, avec autant de ferveur. Et j'alterne. Agenouillée devant la paillasse, le mort-né posé sur le lit, à côté du pendentif de Gilraen, je passe la nuit à prier les deux déesses, mais aussi les Neuf et les Trois. Ma voix s'éraille et je poursuis dans des prières muettes, les lèvres bougeant sans pour autant émettre un son.

Les rayons d'un jour nouveau osent poindre lorsque je sors de la chambre. Ma sacoche est à mon épaule, et toutes mes possessions s'y trouvent. L'enfant mort-né est emmailloté et je le porte couvert aux yeux étrangers.

Je sais ce qu'il me reste à faire.

* * *
Le vieil alchimiste qui me devait une faveur ouvre sa porte avec hésitation. Le soleil est à son zénith. Il m'a fallu six heures de marche pour rejoindre la cité. Loin de moi l'idée de partir à la recherche de Mora. Les déesses m'ont encore affirmé cette nuit que je ne pourrai le retrouver qu'une fois mon contrat rempli. Mais, j'ai plusieurs centaines de morts de retard et les rattraper tout en continuant à accoucher des femmes va me prendre des années. Un cadavre ne se conservera pas tout ce temps, à moins d'avoir recours au savoir des apothicaires et alchimistes.

La domestique attend dehors, et je lui laisse le baluchon inerte après quelques instants d'hésitation, le temps de parler avec Aranor. Je ressors de chez lui avec un grand bocal et je m'éloigne dans une ruelle, suivie par l'ancienne esclave. De nouvelles prières à mes deux patronnes franchissent mes lèvres tandis que je place le petit corps dans le liquide de conservation. Je scelle le récipient, le cœur au bord des lèvres. Ça marchera. Ça marchera, ou les flots m'engloutiront un jour ou l'autre.
Le grand pot ainsi clos rejoint mes autres possessions dans la sacoche qui s'alourdit considérablement. Qu'importe.

Je vais pour quitter cette île de malheur, mais je me souviens de la gamine. Elle ne parlera pas, je le sais bien. Mais mérite-t-elle d'être embauchée dans un bordel ? Muette et chétive comme elle est, elle n'aura pas fait deux pas seule qu'elle sera enfermée dans une cage dorée. Et je ne peux pas l'emmener avec moi. Je dois me remettre à avancer seule, comme je n'aurais jamais dû cesser de le faire. Ses prunelles croisent les miennes, et elle sait que son chemin s'arrête ici. Immobile, elle observe le poignard sacrificiel qui vient orner ma main droite. Elle pourrait fuir, à défaut d'appeler à l'aide. Mais elle n'en fait rien. Sans doute sait-elle que ça ne me réjouit pas plus qu'elle. C'est pour son bien. Et pour le mien. Elle approche, consentant finalement à cette fin rapide. Je dépose un baiser maternel sur son front, et la lame en dépose un mortel sur son cou. Une longue estafilade. Doucement, je repose le corps à terre, remet le poignard, rattache le fourreau à mon mollet, et y glisse le poignard.

Une nouvelle page se tourne, en ce bel après-midi. Les déesses dirigent mes pas, et derrière moi, je laisserai désormais plus de cadavres que de bambins. La Folie se fait guide de l'Amour, pour un jour, peut-être, recommencer un chemin avec lui.

THE END.
Revenir en haut Aller en bas
https://tales-of-k.forumactif.org/t704-i-m-a-sinner-i-m-a-saint-a
Contenu sponsorisé

alchimie de la douleur. (alizarine) Empty
MessageSujet: Re: alchimie de la douleur. (alizarine)   alchimie de la douleur. (alizarine) Empty

Revenir en haut Aller en bas
 

alchimie de la douleur. (alizarine)

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 1 sur 1

 Sujets similaires

-
» notre aube fut rouge. (alizarine)
» ▽ parce que toute douleur a sa prose, qui doit être respectée.
» i'm a sinner i'm a saint (alizarine)
» BIRTH & DEATH (Alizarine)
» ALIZARINE • the world is a stage

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
TALES OF KAHANOR. :: UNE PETITE CHOPE ? :: Archives rps :: RPs terminés-