Lorsque Rozala sortit du palais, la nuit était en train de tomber. Bien sûr, elle avait tenté de se libérer plus tôt, mais ce n’était pas facile, avec tout le travail qu’elle devait fournir. Son poste de camériste de la Reine était certes prestigieux, mais il était exigeant. Il était évident que les appartements de Sa Majesté Eléonore devaient être parfaits à tout moment, et que le moindre de ses désirs devait être exaucé au plus tôt. Ce n’étaient pas là des tâches aisées, mais Rozala était douée pour ce qu’elle faisait. Elle gagnait aussi parfois un temps précieux grâce à ses connaissances des recoins du château. Mais, une fois n’était pas coutume, elle avait du se soustraire à ses obligations, de peur de n’arriver au marché que trop tardivement. Aussi avait-elle demandé à d’autres caméristes de s’occuper de quelques affaires pressantes jusqu’à son retour.

Il y avait peu de choses qui, pour Rozala, passait avant son devoir envers la famille royale en général et la Reine en particulier. Mais elle avait appris, par Tolval, un des palefreniers, qu’une nouvelle guérisseuse se trouvait à Aubétoile. Elle aimait à discuter avec les autres serviteurs du château, à apprendre les derniers bruits de couloirs. C’était souvent plus qu’il ne lui en fallait pour assouvir sa curiosité. C’était la veille que le laquais lui avait fourni l’information. Il était allé dans le quartier commerçant de la capitale pour y acheter de nouvelles selles. Avec un sourire entendu, Tolval avait avoué à Rozala qu’il en avait profité pour faire trainer l’affaire le plus longtemps possible. Ce qui semblait évident pour le palefrenier ne l’était pas pour la camériste. Elle aimait que le travail soit fait rapidement, et elle y mettait tout son cœur. Mais l’attitude inverse n’était pas rare, aussi n’avait-elle pas relevé le comportement nonchalant de son ami, qui ne la surprenait même plus, à force. D’ailleurs, il n’avait pas hésité à raconter la version longue de l’histoire alors qu’il aurait simplement pu la prévenir qu’il avait remarqué une guérisseuse qu’il ne connaissait pas, dans le quartier commerçant. Le jeune frère de Tolval étant atteint du souffle du mort, il connaissait, du moins de vue, la plupart des guérisseurs de la ville, car seules leurs inhalations permettaient à son frère de rester en vie.

Si Tolval avait raconté cette histoire qui n’avait pas d’intérêt pour la plupart des gens à Rozala, c’était parce qu’il savait qu’elle aussi avait besoin d’un guérisseur, et que ceux qu’elle avait consultés jusque là n’avait jamais rien pu faire pour elle. Ni le palefrenier, ni la camériste ne savaient ce que pouvaient valoir la nouvelle venue, mais Roz était prête à tenter sa chance. Ne plus être vue comme une infirme serait pour elle un miracle.

Lorsqu’elle arriva sur place, la nuit s’était installée, et pourtant, les rues étaient encore bondées. Si remplie, même, que la camériste avait du mal à se déplacer. Elle avait appris à se mouvoir sans encombre dans les couloirs du château, même lorsque la foule les emplissaient, mais en dehors, la chaussée était si accidentée qu’il lui fallait déployer de gros efforts pour garder son équilibre. Sans se voir, elle savait que son boitillement, accru par les conditions, la rendait légèrement grotesque. Mais elle en avait l’habitude. C’était une des raisons pour lesquelles elle préférait rester au palais, dans cet environnement qu’elle connaissait si bien. Elle trouva néanmoins son chemin sans difficulté majeure. Elle repéra rapidement la brune qui vendait des potions. Quand Tolval lui avait dit qu’elle était extrêmement jolie, Rozala avait souri, le palefrenier étant connu pour tenter de faire la cour à toutes les femmes qu’il croisait. Jamais avec succès, malheureusement pour lui. Mais la camériste dut avouer qu’elle avait eu tort. Objectivement, la guérisseuse était belle. C’était indéniable. Elle était presque intimidante. Mais Roz se rappela qu’elle côtoyait la famille royale à longueur de journée et décida qu’elle pourrait gérer une nouvelle venue en Cahoridie. Elle s’approcha de l’inconnue et commença par balayer son étalage des yeux, sans prononcer le moindre mot.

Dernière journée. Le soleil s'était couché. Dellyn désormais, respirait. Elle se sentait plus libre. Demain, elle partirait, elle retournait dans sa forêt, dans son refuge. Dezial Rivers n'était pas venue la chercher, il n'avait peut-être plus besoin d'elle, il avait découvert qu'elle était absolument innocente, qu'elle n'était pas une empoisonneuse. Ramenant sa chevelure brune sur une épaule, Dellyn commença à la tresser, profitant d'une brève pause, car personne ne se pressait sur son étal. Quelques secondes plus tard, elle était coiffée. Se reculant dans l'ombre à l'abris des regards, elle prit un foulard du même bleu que sa robe, et l'attacha autour de sa tête, masquant ses oreilles pointues. Si on le lui arrachait, ses cheveux cacheraient quand même ses oreilles. Heureusement pour elle, les oreilles des demi-elfes étaient plus petites que celles des Elfes, on les remarquait moins.
Son regard pâle errait sur l'allée encombrée en face d'elle. Un léger soupir sortit de sa bouche. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup trop. Tant bien que mal elle essaya de se vider l'esprit de toutes les pensées négatives qu'elle ressassait sans cesse, évitant de penser à son pensée, à certaines rencontres indésirables qui la chamboulait. Du bout des doigts, elle effleura la lame d'un poignard qu'elle venait d'acheter. Elle avait dépensé presque la moitié de tout ce qu'elle avait gagné en une semaine. C'était beaucoup, mais Dellyn tenait absolument à avoir des choses de qualité, et pour avoir de la qualité, il fallait y mettre un prix. Le petit arc, également de très bonne qualité, qu'elle possédait, ne lui suffisait plus. Elle le maniait à la perfection, avait derrière elle, des centaines d'années d'expériences, et pourtant, elle ressentait le besoin d'avoir une autre arme, plus proche d'elle. Le contact de l'acier froid sur sa peau la rassurait, elle en frissonnait presque. Dellyn avait l'air douce, innocente, avec ses grands yeux pâles, sa peau si blanche, ses cheveux sombres, sa bouche pleine et bien dessinée. Et pourtant, elle n'hésiterait pas à enfoncer ce poignard dans la gorge du premier qui l'agresserait. Elle ferma les yeux, adressa une prière rapide à Aerynn, chef des Dieux, et soit-disant père des Elfes, mais également une à Dwaylin, car la semaine avait été prospère pour elle.
Dellyn croyait dur  comme fer au culte des Neufs, et supportait très mal le culte des Trois qui avait usurpé, détruit, celui des Neufs. C'était un culte arrivé violemment, qui s'était taillé une place en faisant couler des rivières de sang, cela, jamais elle ne l'oublierait.

Revenant à son étal, Dellyn observa rapidement les plantes. Elle les connaissait par cœur. Elle connaissait l'art de la guérison parfaitement, mais elle n'avait aucun pouvoir magique, heureusement pour elle. Elle n'aurait jamais pu supporter d'être enfermée dans la Tour, surtout qu'elle y aurait été pour des centaines d'années. Être une demi-elfe était déjà suffisamment difficile dans ce monde où elle devait déjà se débrouiller seule, se protéger elle-même.
Du coin de l'oeil, elle repéra une jeune femme blonde qui la regardait. Elle fit mine de ne pas s'en occuper, mais elle l'observa rapidement. Des vêtements simple, dépouillé. Sans doute une servante ou quelque chose dans ce genre. Elle était belle, avec sa peau blanche et ses longs cheveux clairs, ses yeux d'un bleu pâle. Et pourtant, elle hésitait à venir à elle. Dellyn sentait son regard dans sa direction. Lorsque finalement, la jeune femme s'approcha, Dellyn remarqua un léger boitement. Était-ce à cause de cela qu'elle venait la voir ? Parce qu'elle boitait ? Elle était guérisseuse, jamais elle ne pourrait faire des miracles, mais elle pouvait toujours partager ses connaissances avec elle, lui donner des conseils. Toujours silencieuse, la blonde s'arrêta devant son étal. Quelques secondes s'écoulèrent, interminables.

Dellyn s'approcha, ses lèvres s'étirèrent en un sourire. Elle ne souriait habituellement jamais, elle n'avait jamais aucune raison de le faire, elle n'était pas vraiment heureuse, mais pour vendre, pour aider les gens qui avaient besoin d'elle, elle souriait, parce qu'un simple sourire rassurait. « Bonjour ! Ou plutôt bonsoir... » lança t-elle d'une voix douce. Elle capta le regard de son interlocutrice, puis continua « Puis-je vous aider ? Recherchez-vous quelque chose en particulier ? J'ai beaucoup de plantes et de potions, qui peuvent guérir ou soulager des maux, dites-moi ce dont vous avez besoin, et je ferai mon possible pour vous satisfaire. » Ses potions, ses plantes, ne faisaient pas des miracles, non, elles soulageaient simplement. Mais cela, elle le dirait plus tard. Pour l'instant, elle laisserait l'inconnue s'exprimer, lui dire ce dont elle avait besoin. Dellyn réfléchirait à ce qu'elle pourrait faire ensuite.