« Ils ne comprennent pas que petit à petit, je me consume, je disparais, je m’effrite, je meurs. Ils ne voient pas et ils ne veulent pas voir. Ils font comme s'ils ne voyaient rien, comme s'ils ne comprenaient rien. Mais n'ont-ils pas raison, après tout ? N'ont-ils pas raison d'avoir pitié, de m'adresser des sourires compatissants et affreusement faux pour me laisser penser que tout va pour le mieux, n'ont-ils pas raison de me laisser vivre mon malheur seule ? C'est sûrement ce que je souhaite, d'ailleurs. Être seule. Faire le vide. Dépérir. Mais je ne suis pas aussi faible et égoïste qu'eux. J'ai cette envie, j'ai cette rage de leur montrer que seule, je vais m'en sortir, et qu'ils sont bien inutiles dans mon existence. Je suis certes triste, désemparée, anéantie, malade, folle et peut-être instable, je n'en sais trop rien, moi, j'ai la foi. J'ai foi en ce monde qui n'est pas encore au plus bas de ce qu'il pourrait être. J'ai foi en ma famille, en mes amis. J'ai foi en le roi, en le peuple, en les gens. J'ai foi en moi. Et je sais que, un jour, j'aurais la fierté de pouvoir dire que je m'en suis sortie. Seule. Sans leur minable aide. »

L'époque de l'adolescence était finie. Terminé les crises de colère pour le moindre désaccord. Terminé les innombrables fou-rires avec les amis. Terminé les questions dont il est impossible d'apporter des réponses qu'on se pose avant de se coucher. Terminé les interrogations futiles. Terminé l'époque où on cherche qui on est réellement. Désormais, il faut se faire confiance, prendre des décisions, se construire une vie et ne plus se poser des questions. Il n'y a pas le temps d'apprendre, pas le temps de comprendre. Il faut foncer, tête baisser, et gagner ou perdre. Le destin choisira la bonne issue.

Aude avait eu une enfance très heureuse. Née à Medraven, deux ans après son frère aîné, elle ne quitta pas son agréable contrée pendant les dix-sept premières années de sa vie, où elle construit son enfance, ses valeurs, ses liens familiaux et amicaux, ses débuts. Les fondations. Alors, d'année en année, elle s'épanouissait toujours un peu plus. Son milieu de vie y était pour beaucoup. Ses parents la couvraient d'amour, et étaient particulièrement fiers d'elle. Son père était un homme grand au teint presque métissé, des cheveux sombres et des yeux noisettes, il inspirait chaleur et bonté. C'était indéniablement un des meilleurs forgeron de tout le pays, sans aucun doute. Et avant tout un passionné. Aude avait de nombreuses fois eu l'occasion de le voir à l’œuvre, et lorsque Guillaume Goldstein forgeait les armes, rien ne pouvait le déranger, rien ne pouvait l'arrêter. C'était sûrement la clé de sa réussite impressionnante. Certains chevaliers donnaient beaucoup pour obtenir des épées, poignards, lances et autres armes du forgeron. Guillaume gagnait bien sa vie, au plus grand bonheur de sa famille, car ainsi, ils pouvaient vivre confortablement, dans un village accueillant, au bord d'un immense lac. Mathilde Goldstein, quant à elle, était couturière. Plutôt douée, par la même occasion, et Aude était fière de pouvoir porter d'aussi beaux vêtements confectionnés par sa propre mère. Si ses revenus étaient moins élevés que ceux de son mari, ils étaient tout de même largement suffisants pour assurer un bel avenir aux enfants de la famille, et de cette manière, les Goldstein vivaient dans la joie et la sérénité. Beaucoup les enviaient. Le fils, Louis, était le plus beau jeune homme du village, et faisait tomber toutes les demoiselles. Sportif et ambitieux, il avait toujours rêvé d'un avenir glorieux, aimait se battre avec les épées de son père et surtout, était brillant et talentueux. Aude avait toujours été très proche de lui, pendant sa jeunesse. Il était bien plus qu'un simple frère. Il était son meilleur ami, son confident, et sûrement la seule personne en qui elle avait totalement confiance. C'était bien plus qu'un lien fraternel qui les liait. Jamais l'un sans l'autre, ils se l'étaient promis. Et c'était les yeux pétillants de bonheur et de fierté que Guillaume et Mathilde voyaient leurs enfants grandir, main dans la main, toujours prêt à aider l'autre en cas de problème, exactement comme ils le leur avaient appris les principales valeurs de la vie, selon eux. Ils ne vivaient ni pour la richesse, ni pour la gloire, ni pour le pouvoir, ni pour la renommée. Simplement pour le fait de voir sourire les gens qu'ils aimaient, sentir la joie et le bonheur autour de soi, et soi-même, se sentir bien. Ils ne demandaient rien de plus.

L'adolescence fut une période assez éprouvante et difficile pour Aude. Jolie jeune fille comme elle était, elle ne manquait pas d'attirer l'attention de garçons et filles sur elle, et malgré qu'elle soit d'un caractère très doux et généreux, certaines la jalousaient beaucoup et profitaient de cette faiblesse qu'était l'envie de ne jamais blesser quelqu'un pour faire du mal à la jeune fille qui encaissa de nombreuses critiques et insultes. Elle devint une adolescente complexée, très mal dans son corps, dans sa tête, dans sa peau. Elle ne voyait plus que le mal chez elle, enchainait crises de colère et de larmes, et ces sautes d'humeur devenaient de plus en plus compliqué à supporter pour ses parents. C'était sans compter Louis qui se faisait de plus en plus absent, son nouveau travail de jeune commerçant l'obligeant à se déplacer régulièrement. Aude était assez perdue, à cette époque, comme beaucoup de jeunes filles de son âge. Elle se cherchait, tentait de sortir du lot, pour finir par conclure qu'elle n'était qu'une fille affreusement banale. Alors qu'elle n'était pas au meilleur de sa forme autant morale que physique, se sentant de plus en plus fatiguée, sûrement dû à sa perte brutale de poids, un évènement épouvantable parvint à la famille. Louis, alors en voyage vers le sud, s'était fait attaqué par un groupe de bandits dans une forêt, puis assassiné par le chef des leurs. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase pour Aude, et en plus de son propre chagrin, voir ses parents aussi tristes lui déchirait encore plus le cœur. C'était comme si on venait de lui arracher cruellement une partie de son âme. Comme une coquille vide, désormais. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, et elle n'avait qu'à peine dix-sept ans. C'était il y a quelques mois seulement. Seulement, elle mentait. Elle jouait la comédie. Comme souvent, comme aujourd'hui, comme tout le temps. Elle souriait comme elle l'avait toujours fait, comme si, chaque soir, en rentrant chez elle, Louis la serrerait toujours plus fort dans ses bras. Comme si les affaires de sa mère étaient toujours aussi nombreuses. Comme si les mains de son père étaient  toujours aussi propres. Seulement, c'était faux. Son frère ne serait pas là, le soir même. Les commandes de sa mère étaient de moins en moins nombreuses. Et son père passait la plupart de son temps à travailler pour tenter de rester correct financièrement. Plus rien ne serait pareil, désormais. Mais ils allaient se ressaisir. Ils n'en resteraient pas sur une chute pareille.

Aude avait trouvé du travail dans la capitale des sept royaumes, et pas n'importe lequel, elle allait avoir la chance et l'honneur d'être la femme de chambre personnelle du nouveau roi en personne. Étant donné qu'elle vivait dans une autre contrée, on la logeait dans une chambre de servante, à l'arrière du palais, où ainsi elle pouvait toujours être apte à être appelée. C'était une nouvelle chance, un nouveau départ pour la jeune fille qui n'avait plus aucun espoir à son départ. Avec la mort de son frère, elle avait complètement dépéri. Elle ne mangeait plus et ne prenait plus soin d'elle, enchainait les malaises et si elle commençait à reprendre un peu de poids, elle restait très faible. Et le souvenir du visage de son frère était encore encré dans sa mémoire, et ce sûrement pour tout le restant de sa vie. Le roi était un homme charmant, elle appréciait travailler pour lui. Il ressemblait tant à Louis. Les mêmes yeux verts d'eau et la même carrure, c'était cependant la seule caractéristique physique qui les rapprochait. Le reste était beaucoup sur l'attitude, l'aisance orale et toutes ces petites choses qu'Aude ne pensait appartenir qu'à son frère. Elle remontait petit à petit la pente. Mais le chemin était encore long et laborieux.