Il était une fois une petite fille qui s’appelait Eleonore. Une enfant, avec tout ce que cela implique. La jeunesse, l’innocence, la candeur, les nattes à moitié défaites, la robe tâchée et à demi déchirée par une course dans la forêt, les joues roses et douces, les sourires pleins de sucre et la tête pleine de rêves et de promesses. Elle vivait dans l'Est du Royaume, dans la belle Medraven. Fille d’Elric Tilney, elle eut l’enfance la plus heureuse qui puisse y avoir et si sa beauté était vivace, son caractère l’était plus encore car elle descendait de la lignée de Selar Tilney.
Et à ce moment là, j’aimerais pouvoir vous dire sans mentir qu’elle a rencontré un prince charmant, que tout fut rose et bleu dans leur histoire.
Mais soyons sérieux : on ne rencontre ça que dans les contes de fées.
Il nous faut donc reprendre du début.
(you were born in 1579 in the green Medraven land) Au Château d’Or d'Elaven, on loue grandement la beauté de lady Tilney, étonnés que le ventre gros de huit mois ne dépareille en rien sa splendeur d’antan. Installée sur la terrasse qui précède le château, occupée à tisser, elle s’abreuve de Soleil et du rire des enfants comme chaque après-midi d'été. Ses doigts exécutent maintenant une danse qui leur est familière, et dans un rythme que la dame connait bien, ils croisent, décroisent, nouent les fils aux couleurs vives du Rohan. Cette tapisserie dressée à la gloire des Trois, elle veut l’envoyer à son beau frère qui réside à la capitale. Elle n’a pu se rendre à Aubétoile pour la naissance de son fils, en raison de sa grossesse avancée et souhaite exprimer à ce lointain cousin toute la peine qu’elle a d’avoir dû être absente. Puis alors qu’elle songe, sous le soleil de midi, qu’elle aurait aimé voir le nouveau né, qu’elle aurait aimé pouvoir se réjouir de cet événement qui la bouleverse à chaque fois ; son enfant à elle semble vouloir consoler sa mère.
Aux premiers cris, deux gardes accourent pour se renseigner ce qui peut agiter ainsi leur dame. Bientôt, une foule de servantes se pressent autour d’elle, l’aidant à se rendre dans sa chambre, épongeant la sueur qui perle déjà sur son joli front. Aussi vite que possible, on déshabille la jeune femme dont les cris de souffrance se font de plus en plus entendre, ne lui laissant qu’une robe de chambre sommaire de coton blanc.
Et enfin arrivent les guérisseurs, devancés de peu par lord Elric, fou d’inquiétude pour sa femme. Sa femme est de santé fragile depuis l'hiver dernier où une fièvre terrible l'a prise plusieurs jours durant, où elle a failli mourir et le seigneur craint pour la santé de son aimée. Parcourant le couloir où résonnent avec une netteté effrayante les instructions des guérisseurs et les douleurs de sa femme, il ne remarque tout d’abord pas la présence des siens, rassemblés dans ce couloir, impuissants à faire quoi que ce soit.
Contre son épaule tendue, il sent la main réconfortante d'un de ses jeunes frères. Contre sa paume moite, c'est la douceur fripée de sa mère qui le réchauffe. Et ils attendent. Une heure, deux ... peut-être plus. Ou moins. Sûrement trop. Beaucoup trop longtemps. Alors quand il avise que la porte glisse sur ses gonds, Elric bondit comme un diable jaillissant hors de sa boîte et effraie un moment la servante qui sort. «
Comment va-t-elle ? » demande-t-il aussitôt. Et il faut quelques instants pour que la servante se remette de ses émotions. Assez longtemps pour que le seigneur ait envie de la secouer. «
Elle est fatiguée, mon seigneur. Mais elle se remettra. Vous pouvez entrer maintenant. » Joignant la parole au geste, la demoiselle cède le passage au lord seigneur qui rejoint céans sa femme tandis que les personnes présentes se retirent, laissant une intimité méritée au couple.
Et dans le couloir, on se pose la question : fille ou garçon ? Par le Fils, faites que ce soit un mâle, un digne héritier pour les Tilney. Quelques hypothèses plus tard, c’est un Maréchal ravi qui passe la porte de bois orné et ayant abandonné toute la dignité de son rang, il s’écrie, la voix vibrante de fierté, de soulagement et de joie : «
Le Fils soit loué ! C’est une petite chérie ! »
(we are one like the two faces of a coin) Le Soleil est couchant, enflammant le ciel d'or et de pourpre, lorsqu'ils rentrent, repus de galops, de rires et de liberté. Main dans la main, les deux adolescents sourient en partant dans de lyriques envolées qui content leurs aventures de la journée. «
Demain, nous irons plus loin encore » Propose-t-il alors qu'elle acquiesce vivement, sa blonde chevelure toute emmêlée et ses yeux brillant de ravissement. Rien de tel qu'échapper aux protocolaires obligations de sa condition en s'enfuyant par monts et vaux avec son frère. «
Et nous irons jusqu'à Loch Modan, profiter que l'eau soit si chaude à cette période de l'année. » Renchérit-elle, aussitôt. Sa main se serre doucement contre celle de son adoré frère alors qu'ils pénètrent dans le hall du château familial.
«
Les cheveux seront tellement épuisés par tant de galops et d'air vif que nous serions obligés de passer la nuit dans cette auberge, celle près du ponton de bois blanc, et que nous ne pourrions rentrer que le lendemain. » Ajoute Alvin alors qu'ils entrent dans sa chambre discrètement, sans se faire repérer par la sœur qui les cherche et s’assoient sur le lit autour desquels ils ont tiré les lourdes tentures. Installés face à face, ils se sourient et ça leur dévore le visage, ça fait briller leurs yeux. «
Et tu m'apprendras à pêcher ? » Propose-t-elle, malicieuse. Sur sa langue, la question a le goût acidulé de l'interdit. Ce ne serait pas la première fois qu'Alvin lui apprendrait des choses "d'homme" comme il les qualifie. Mais c'est la première fois qu'elle demande. «
Et je t'apprendrai à pêcher. » Affirme le jouvenceau avec force. «
Je le jure. » La promesse fait fondre le peu de retenue qu'elle a encore, alors qu'elle lui saute littéralement dans les bras. C'est comme de revenir en enfance l'espace d'un instant, avec lui qui la serre fort et elle qui s'emplit les poumons de son odeur réconfortante. C'est tendre, chaleureux. Sucré comme une tasse de chocolat chaud, doux comme le miel sur les galettes de pain blanc.
«
Ah ! Vous étiez cachés ici ! » Et c'est fragile. Quand la sœur tire d'un geste brusque, brutal et violent les rideaux, leur bulle éclate. Ca retombe partout autour d'eux en brisures irisées. Ca leur fait cligner les yeux et cacher sous les paupières leurs pupilles agressées par la dureté de la lumière, la rudesse de la réalité. Ca les surprend tellement que ni l'un, ni l'autre ne songe à bouger, à s'échapper. Et pourtant, ils devraient. «
Mais regardez dans quel état vous vous êtes mise, mademoiselle ! » La prise de la sœur sur son bras blanc et fin l'arrache à l'étreinte de son frère et la sort du lit. «
Monseigneur votre Père m'a demandé de vous mener à lui. Il a des recommandations à vous confier avant votre départ pour Aubétoile. » Explique-t-elle avec une indifférence cruelle pour leurs états d'âme adolescents. «
Mais il va falloir faire quelque chose pour vos cheveux avant. Par la Mère, heureusement que le Prince ne vous a pas croisée dans cet état pitoyable. »
En son âme, Eleonore espère plutôt qu'Alvin n'a pas vu les larmes qui ont inondé ses yeux lorsqu'elle a réalisé qu'ils ne retourneront pas ensemble à Loch Modan. Ni demain, ni jamais.
(you'll a perfect mother : gentle embrace and fierce heart) Dans Aubétoile, ce jour est jour de liesse. Dans les tavernes comme dans la rue, s'échangent les potins et les suppositions qui, fidèles suivantes, ne peuvent manquer de fleurir. Quel nom ? Fille ou garçon ? La soeur du meunier qui travaille au service de Sa M'jesté la Reine a dit que c'est un petit. Si elle l'a vu ? Non mais une amie l'a entendu. Tout le monde à l'étage l'a entendu brailler alors c'est forcément un minet. Les minets, ça piaule plus fort que les minettes, v'savez ? Comment l'Roi val'appeler ? Le garde a dit qu'sera comme le défunt Roi. Mais le marmiton a entendu dire qu'ce s'ra comme le père du père d'la Reine.
Pendant ce temps, dans la chambre royale, ce n'est plus que ballet de félicitations et de visites. Les parents les plus proches ont fait le voyage durant la journée pour congratuler les jeunes parents, soulignant à mi-mots qu'on n'en attendait pas moins d'elle tout de même. Les plus éloignés assurent d'un corbeau qu'ils viendront au plus tôt pour saluer l'héritier du trône. Et Eleonore, allongée dans ses riches couvertures, est épuisée tant par son labeur que par les bavardages des visiteurs. Car si les seigneurs se tournent plus volontiers vers Halbarad, n'accordant qu'une politesse à la mère et un regard au nourrisson, les femmes, elles, s'extasient et pérorent sans fin. N'a-il pas le nez de son père ? Et les yeux de sa mère ! Pour sûr, cette bouche-là lui vient de sa grand-mère !
«
Vous semblez bien lasse, ma dame épouse. » lui glisse Halbarad en la rejoignant dans la nuit alors qu'elle lit. D'un baiser reçu sur le front, elle l'accueille dans leur lit conjugal, se nichant dans son giron et soupirant d'aise, la tête posée contre son cœur. «
Qui aurait cru que récolter leurs félicitations fut si éprouvant ? » plaisante-t-elle doucement en fermant les yeux. L'oreille collée contre le torse de son époux, elle l'entend accompagner son sourire d'un rire amusé. Maintenant que leur fils est né, les reproches dont on l'a abreuvée durant sa grossesse sous couvert de conseils et d'avis bien pensants ne lui paraissent plus aussi terribles. Bien plus âpre encore s'annonce la bataille qu'ils mèneront tous pour s'abroger le succès de la naissance quand elle a seulement suivi les conseils des prêtres, sans trop se soucier des remèdes des uns et des autres.
«
Ils auront des conseils et des reproches plein la bouche dès lors que notre fils sera en âge d'être éduqué » commente-t-elle d'une voix endormie. Elle a un peu peur d'avouer qu'elle ne sait pas si elle sera à la hauteur. Du haut de ses seize jeunes années, elle se sent encore un peu enfant et le temps où elle galopait dans les plaines en compagnie d'Alvin n'est pas si loin. «
Ils n'auront rien à redire. L'enfant est parfait. Et il le restera. » Halbarad a l'air si confiant, elle en viendrait presque à l'envier. Ou à lui en vouloir de placer autant de confiance en elle, aussi aveuglément. «
Tous les parents disent cela, Halbarad. » Ca sonne presque comme un reproche, et elle se mord la lèvre, coupable, lorsqu'elle s'en rend compte. Mais son Roi d'époux ne semble pas s'en formaliser. «
Mais nous, nous ne mentons pas. »
(you are my dearest friend, my faithful confidante : it is a more valuable title, my fair lady) Assise sur le trône, elle le voit rire et plaisanter avec la charmante fille des Proudmoore. La jouvencelle rit en retour, l’œil pétillant et le sourire charmant. Elle a même l'audace de poser une main sur le bras du Roi, comme elle séduirait n'importe quel cadet de noble. Cela la fait frémir de jalousie. La veille, alors que se font les préparatifs, elle a entendu des serviteurs pérorer sur les inclinaisons passées du Prince Halbarad pour la délicate rose des Proudmoore.
Il lui fit une cour passionnée : aujourd'hui encore, il ne sourit ainsi qu'avec elle ! ou encore
Ils sont les meilleurs amis du monde, chacun pensait ici qu'il l'épouserait : c'est pourquoi ce fut une surprise de le voir accepter sans ciller le mariage avec la première née des Tilney.
«
Aimez-vous lady Roslinn Proudmoore ? » Dans le silence qui drape leur chambre, sa question fait entrer un froid hivernal. Elle le fixe, fière et droite. Farouche comme du temps où elle est arrivée à Aubétoile, jeune adolescente perdue et effrayée. Et là, alors qu'il pensait que tout est réglé entre eux, elle a de nouveau ces airs blessés et rudes. «
L'aimez-vous ? » Sa seule réponse est un soupir qui ne fait qu'attiser les feux de son amertume. «
Depuis notre mariage, je ne vous avais jamais vu avec elle. » A cette époque, il était facile de balayer les bavardages des serviteurs d'un revers de la main (même pas mal), de conjuguer cet amour de jeunesse au passé. Maintenant, elle se rend compte qu'elle a mal. Que ça lui fait mal. Et elle ne sait pas exactement d'où ça vient. Si c'est parce qu'il a l'air d'être plus heureux avec une autre qu'elle ou si c'est parce qu'il a aim ... parce qu'il aime quelqu'un alors qu'arrachée très jeune à sa terre natale, elle n'a jamais su ce qu'était le sentiment amoureux. Peut-être les deux à la fois.
«
Etes-vous heureux avec moi, au moins ? Ne voudriez-vous pas l'avoir elle ? Ils disent tous que vous étiez fou d'elle, que vous auriez dû l'épouser elle. » Les mots sortent de sa bouche. Ils glissent sur sa langue, se faufilent entre ses mâchoires serrées et elle ne sait pas comment s'arrêter. «
Que vous auriez dû être avec elle, plutôt qu'avec moi. » Sa main se porte à sa bouche lorsqu'elle réalise ce qu'elle vient de dire et elle n'a pas le temps de se rétracter qu'il la serre contre elle, contre son torse. «
Les Dieux et nos pères ont voulu que vous soyez ma femme, et jamais je n'ai regretté. Pas même ce jour où vous m'avez boudé toute la journée. » Mais les mots, loin de l'apaiser, la poussent à se débattre, petit animal en cage. «
Croyez-vous que je sois stupide au point de m'aveugler sur l'affection que vous lui portez ? » Proteste-t-elle, vigoureuse et furieuse de l'entendre rire de son désarroi. «
J'ai aimé lady Roslinn et je ne m'en cache pas. Cependant, elle n'est qu'une amie désormais. Elle fut une passion brûlante, une lubie d'enfant capricieux. » De son pouce, il effleure sa pommette avec sa tendresse coutumière. «
Ce que nous avons est bien plus durable. » Mais elle grommelle «
Les Dieux vous ont enchaîné à moi. » «
Et ils ont bien fait, ma douce. Autrement, jamais je n'aurais poussé la folie assez loin pour découvrir la femme merveilleuse et la grande reine que vous êtes. »
Alors poussant un grand coup sur ses bras, elle s'éloigne, l'air indigné, et elle ne voit que son sourire qui fait briller ses yeux d'une affection rieuse mais sincère. «
Admettez-le : vous m'avez bien plus fait tourner en bourrique que lady Roslinn » explique-t-il avec un grand éclat de rire alors qu'elle rougit violemment. «
Vous étiez le pire des imbéciles. Nous étions mariés, mais cela ne faisait pas de moi votre chose ! » Il rit encore plus fort. «
Vous qui êtes si compréhensive d'ordinaire, preniez absolument tout de travers. Aujourd'hui encore, cela vous arrive. » Elle baisse soudain les yeux, un peu honteuse. «
Je n'ai pas l'habitude de ces sortes de ... de ... jeux. » «
C'est ce qui est tellement charmant chez vous, ma douce. » Glisse-t-il à son oreille. Mais cette fois, elle accepte son étreinte de bonne grâce.
(your words can be as sharper than a mithril blade, my queen) Et elle babille sans fin, la péronnelle, piaille comme une volaille et glousse avec un manque de grâce que seul son manque d’esprit égale. «
Savez-vous ce qui se dit ? » demande-t-elle à droite et à gauche. Sur la pointe de ses souliers roses, elle virevolte et répand son babil comme une traînée de poudre, sa main devant la bouche comme pour retenir ses mots et ses rires. «
Savez-vous ce qui se dit ? » insiste-t-elle.
Depuis les funérailles de feu le Roi, les rumeurs courent et font sensation. Oubliée la douleur des endeuillés, oubliée la compassion pour un fils et une fille devenus orphelins de père. Chacun y va de son petit commentaire, chacun se croit savant. Chacun croit savoir mieux qu'elle.
Il est trop jeune. Comme si elle n'en a pas conscience, elle, sa mère.
Il est influençable. Comme si de plus vieux seigneurs ne l'étaient pas également. Comme s'ils n'essaient pas, eux, d'en tirer profiter. De la dissuader de donner sa juste place à son fils.
Hier encore, ils lui ont assuré leur peine et leur soutien dans cette épreuve envoyée par les dieux. Et leur deuil est à peine entamé (par le Fils, Halbarad en pleure encore dans sa chambre, le soir, croyant qu'elle n'en sait rien), qu'ils sont là, à leur tourner autour comme une meute de loups affamés, comme une volée de vautours railleurs. Que n'a-t-elle besoin d'eux, de leur or, de leur influence et de leurs troupes. Autrement, elle aurait renvoyé tout ce petit monde chez lui. Elle aurait vidé le palais de sa Cour bruyante et hypocrite. Elle aurait construit un abri, une bulle loin du pouvoir et des complots pour ses enfants, ses précieux enfants qui pleurent leur père.
Seulement, elle ne peut pas. La vie continue, elle a conscience de cette cruelle réalité, de cette fatalité qui l'oblige à se relever chaque matin et à avancer chaque jour. A s'éloigner de l'endroit où son époux repose. Le jeu des trônes continue, infatiguable. Et elle n'a pas le temps de pleurer ses morts si elle veut protéger ceux qui vivent encore. En revanche, elle prendra le temps, il est certain, de calmer les ardeurs de la commère dont la langue fourbe et malhabile s’escrime à ternir le nom de son fils, l’accablant de sobriquets, l'accusant de jeunesse et d'incompétence. Halbarad est jeune, inexpérimenté. Mais il est leur Roi. Leur Roi à tous. Et Eleonore entend à ce que chacun en prenne conscience. Que sa légitimité ne soit remise en cause par personne.
Aussi, lorsque l’insolente reprend son souffle, après une éternité enrubannée de bêtise, le ton froid de la Reine s’élève dans le petit salon : «
J’ignore ce qu’il se dit, mais une chose est certaine. Lady Ophelle a l’intelligence d’une sotte. Et cela se voit. » Se levant, elle esquisse un sourire trop aimable pour être poli et l’insolente souriante quitte les lieux, satisfaite. Il est temps de remettre son fils sur ses pieds et d'en faire un roi.
(you will fight for your children. your life will become a daily battlefield but you'll do it.) Il pleure. Chaque soir. Il pense qu'elle l'ignore, qu'elle ne sait pas que dans le secret de la nuit, il pleure son père et son modèle, enfant perdu sous une couronne trop lourde. Mais elle sait. Une mère sait ce genre de choses, et Eleonore le sent jusque dans ses entrailles. Seulement, elle sent aussi que la Cour s'agite, que Phineas est trop heureux de la situation pour que ce soit innocent. «
Debout Halbarad. » Ordonne-t-elle, impérieuse et impériale. Comme elle voudrait le bercer dans ses bras et lui promettre qu'il pourra faire son deuil en paix, qu'elle le protégera du monde et de ses blessures. Seulement, elle ne peut pas. Elle n'est pas en mesure de le gâter comme elle le voudrait tant. Cela ne ferait que précipiter sa chute. Car partout il se murmure que le nouveau Roi est jeune, trop jeune. Qu'il est faible de cœur, trop influençable, trop prompt à céder aux sentiments. Et on commence à supputer avec la pire des insolences. Qui prendra la Régence ? Phineas Stormrage, homme compétent mais ambitieux à en crever ? Ou la Reine mère qui n'est que douceur et compréhension ?
Elle enrage. Elle enrage parce qu'elle voudrait les faire taire, tous sans exception. Il est hors de question que lord Stormrage prenne les rênes du Royaume, nul ne saurait s'il les rendrait un jour, l'infâme ambitieux. Hors de question aussi qu'elle accorde un répit à son fils en assurant la régence. Cela ne fera que discréditer son autorité et jamais elle n'ira à l'encontre des intérêts de ses enfants. Dusse-t-elle se faire violence, dusse-t-elle se montrer dure avec Halbarad pour le sortir de son état d'apathie où il se réfugie. «
Debout Halbarad. Maintenant, c’est vous le Roi. » Et elle le voit, le frisson de volonté qui anime ses membres et lui serre les poings. «
Je serai en bas dans une minute. » La réponse la satisfait, elle y retrouve ce fils, volontaire et courageux, qui est le sien. Sa main effleure son épaule, puis sa joue, alors qu'elle l'oblige à la fixer, les yeux dans les yeux. «
Ils voudront te faire douter, te faire plier. Ils te jetteront au visage ta jeunesse et ton manque d'expérience, ils feront comme s'ils savaient mieux que toi la charge qui pèse sur tes épaules alors qu'ils ne savent rien. Ils ne savent rien alors ne plie pas. Ne leur cède pas. Et n'oublie pas que je suis là pour partager ton fardeau. » Elle l'embrasse. Sur le front, sur les deux joues. Elle se permet un sourire tendre et plein d'amour. «
Toujours. »