1581.« Le bébé est maigre mais vif ! Il a de bons poumons et devrai quand même passer l’hiver ! » s’écria celle qui venait de servir de sage-femme à Zaria, une tisserande du pays d’Ur. La femme coupa avec rapidité le cordon qui reliait encore le nouveau né à sa mère avant de l’envelopper dans un linge à peine propre, en utilisant un coin pour venir frotter son visage encore sale de l’enfantement. Elle fronça les sourcils et, de sa main libre, vint attraper le visage du poupon pour l’observer d’un peu plus près, notant l’hétérochromie de son regard. Dans ce pays, les enfants naissaient tous ou presque avec les yeux noirs comme le charbon, plantés dans deux arches de peau sans double paupière pour leur faire des yeux étirés en amande. Mais ce bébé-là avait un œil brun qui a la lumière des bougies semblait légèrement luire d’ambre (une simple illusion d’optique dûe à la lumière) et l’autre était d’un vert feuille assez inhabituel.
« Voilà qui est curieux. Décidément très curieux oui. » dit-elle finalement en déposant l’enfant sur le ventre de sa mère qui, larmes aux yeux et cheveux en bataille, au bord de l’épuisement, vint serrer sa petite fille contre elle avec amour et dévotion. Au-delà de la bizarrerie de la chose, la sage-femme ne sembla pas s’émouvoir. Peut être qu’en d’autres lieux ou en d’autres temps elle aurait vu là le signe de quelque chose, mais à cet instant précis, ce regard dépareillé n’était qu’une étrangeté à noter dans un coin de sa mémoire pour l’oublier ensuite… Zaria venait de donner le nom du bébé et la sage-femme eut un sourire fort qui semblait lui manger une partie du visage tant il était large.
« Azshari. C’est joli, ça lui portera sûrement chance ! ». Sûrement, même si personne ne voyait en quoi…
1586.Azshari, du haut de ses cinq ans, tentait tant bien que mal de garder un équilibre délicat sur ses deux pieds. Cela faisait des jours que le bateau avait quitté le port et la petite fille ignorait tout des raisons qui avaient poussé ses parents à quitter la patrie qui les avait vus naître. Peut être était-ce bien à l’initiative de son père, fabriquant de lames et doué dans le maniement de ces dernières. Sûrement même, puisque sa mère n’était qu’une épouse dévouée, se tenant toujours légèrement en retrait de son mari afin de l’épauler sans attirer l’attention. Quoi qu’il en soit, tenir debout sans tituber quand on navigue sur la houle est un exercice déjà difficile lorsque l’on est adulte et solide sur ses jambes mais lorsqu’on est moins haute qu’un tonneau et maigrichonne comme rat malade (ça c’était un des marins du bateau qui le lui avait dit) ça devenait une aventure qui n’avait pas de pareil !
La fillette avait quitté le giron maternel, promettant de ne « pas s’écarter de trop » dans un « oui oui » plus qu’évasif et fatalement, ses petits pas gauches l’avaient mené pas trop loin du bastingage. Assez près pour voir la mer à perte de vue mais pas assez pour sentir les gouttes d’eau salé venir lui humidifier le visage.
« T'es dans l'passage, p’tit rat ! ». Tiens, c’était là ce marin qui justement l’avait comparé à un rat malade. Il portait une lourde caisse qu’il venait de déposer sur le côté et d’une main rugueuse et couverte de poil et d’encre de ses tatouages, il vint lui attraper le bras pour l’amener plus proche du bastingage. Azshari, curieuse de nature, se laissa entraîner puis les mains trop fortes vinrent lui faire mal aux côtes en la portant, venant l’asseoir par-dessus la plus haute rambarde. Ses yeux s’écarquillèrent entre crainte et surprise mais, comme la poigne du marin était rude, un sentiment de sécurité se réinstalla rapidement et la petite fille observa à satiété ce désert d’eau pareil à rien de ce qu’elle avait jamais pu voir jusque là.
« C’est là-bas qu’on va ! » vint-il dire pas loin de sa joue, son haleine chargée lui faisant légèrement retrousser le nez.
« Mais il n’y a rien là-bas ! » constata Azshari sur le ton de celle qui apprend quelque chose à un adulte.
« C’est parce que c’est de l’autre côté du monde p’tit rat. ». Ainsi c’est là qu’Azshari allait : de l’autre côté du monde. Kahanor que cet endroit s’appelait et son père prétendait que là-bas, la vie serait plus facile pour eux, pour peu qu’ils arrivent à faire leur trou.
« C’est de là bas que tu viens toi aussi ? » Le marin eut un moment de silence ponctué d’une gêne que malgré son jeune âge, Azshari avait pu percevoir.
« Non » admit-il finalement
« Moi ma peau c’est du sel et mon sang de l’eau d’un delta » continua t-il comme s’il pensait vraiment qu’Azshari pouvait gober son histoire.
« Les monstres qui sont sous mes pieds je pense les connaître et pouvoir les mater, p’tit rat. Mais ceux qui sont là-bas… » Il s’était tu et un frisson désagréable était remonté le long de l’échine d’Azshari. Fable ou pas fable, il y avait un quelque chose d’à la fois fascinant et effrayant dans ces mots qui n’avaient pas été prononcés à ce moment-là…
1592.« Tu ne te tiens pas assez droite, ça fait un déséquilibre avec ta lame. Relève la tête, met tes épaules en arrière, rentre le ventre et les fesses. Allez, dépêche-toi ! »Le père d’Azshari, Iaënor de son prénom, était de ces hommes qui tout en étant fier et noble de cœur savaient se montrer parfois un peu trop revêche. Il avait une rancune personnelle envers la vie qu’il était difficile à Azshari de comprendre bien qu’à onze ans et quelques mois elle ne manquait pas de jugeote, celle-ci lui faisant néanmoins trop souvent défaut au profit d’une curiosité et d’un esprit de distraction grandissant. La famille peinait un peu à se faire accepter dans le secteur. Des traits étrangers et un regard vairon aidant à faire circuler des rumeurs de toutes sortes, si bien que son père, pourtant expert dans la forge de lames souples et équilibrées n’avait que peu de commande et sa mère, tisserande ayant les doigts assez délicats pour tisser les soies de valeur peinait à se faire une clientèle.
Azshari de son côté vendait ses maigres années à quelques fermes en mal de main d’œuvre pour arpenter de long en large les champs boueux pendant l’automne, dur comme de la pierre l’hiver et sec comme le cœur des démons l’été. Crapahuteuse de premier ordre et avec de l’énergie à revendre, elle portait souvent ce large chapeau qu’on ceux qui travaillent sous le soleil et profitant de son gabarit assez petit pour se faufiler entre les branches alors qu’il fallait grimper aux arbres des vergers pour en cueillir toutes les pommes les plus mûres.
A la maison, son père profitait de leur temps libre pour lui apprendre le maniement des épées et il avait fabriqué pour elle un jian dont le pommeau était sertit d’un poinçon en fer retenant les pompons et la corde tressée de nœuds traditionnels fabriqué par sa mère. A chaque jour il prétendait l’endurcir et améliorer ses réflexes, son maintient et son habileté en lui enseignant le jianshu, un art du combat venu de chez eux. Sa lame était fragile mais tranchante sur ses deux bords et si avec un certain dédain Azshari comparait le jianshu à de la danse tant les mouvements pour le pratiquer étaient ample, il fallait admettre que son efficacité semblait être redoutable et tirait sa force de sa rapidité d’exécution.
« C’est parce que ma lame est mal équilibrée je pense, du coup je me tiens croche. » se plaint-elle sous le regard désapprobateur de son père.
« Ne rejette pas ton incompétence sur le travail des autres. »Qu’y avait-il à dire ? De toute façon son père ne l’aurait pas écouté…
1595.A quatorze ans, à notre époque, les jeunes filles sont déjà des femmes et les jeunes garçons des hommes. Celles qui avaient de la chance pouvaient se marier, pour peu qu’elles aient une dote ou soient un bon parti… les autres pouvaient espérer compter sur leur beauté naturelle… Mais Azshari était un bout de femme mal formé. C'est-à-dire qu’elle n’était pas bien grande et si en grandissant elle avait gagné en muscle sous la peau, la balance ne jouait pas toujours en sa faveur. Ses cheveux pourtant bien coupés lui tombaient raide sur les épaules et son corsage ne s’emplissait pas d’une poitrine bien ronde, lui donnant parfois des airs de petit garçon travestie plus qu’autre chose. Sa mère, voyant son désarroi, consolait en prétendant que certaines femmes étaient plus précoce que d’autres et son père, pensant sûrement bien faire, lui signalait que certaines amazones, dit-on, se coupaient autrefois un sein pour ne pas se gêner dans leur art de la guerre. Sa petite poitrine de petite fille ne serait alors qu’une sorte de signe un peu tarabiscoté… Ou une façon de justifier ce qui, cette année là, devait arriver.
Parce que si Azshari ne fut pas fiancée cette année là, il y eut bien une étape très importante de son existence, annoncée par l’arrivée d’un homme tout en noir au teint un peu blafard et marqué par les années. Elle avait écouté depuis le coin de la pièce, ressentant la pression dans les épaules de sa mère et la nervosité dans l’attitude de son père.
« La Garde des Ombres en prendra soin. Et c’est un honneur qui vous sera rendu. » avait-il dit entre d’autres paroles plus aimables et, parfois, plus sèches. Cet ordre n’était pas inconnu à Azshari à cette époque déjà. Qui pouvait ignorer ces hommes et ces femmes qui veillaient, loin de tout, à ce que les démons évoqués par un marin pour elle il y avait des années ne surgissent pas à nouveau des entrailles de la terre ?
Quoi qu’il en soit, si le concept de la Garde avait jusque là été quelque chose d’assez flou et digne de contes voués à obliger les enfants à finir leur soupe, ce jour là il devint nettement plus tangible. Il y eut quelques larmes, un peu d’incompréhension, de la déroute… Mais finalement, étrangement, Azshari garda peu de souvenir de ce jour là. Peut être parce qu’une transition n’est jamais aussi importante que ce qu’il advient à la fois avant et après…
Une date entre 1595 et 1605.Le temps était une chose dont on disposait peu, lorsqu’on était un des novices de la Garde des Ombres. Depuis qu’elle avait mit le pied là, à veiller sur les ruines d’une cité naine perdue, Azshari avait dû se faire à l’idée que son père n’était pas si stricte que ça finalement, lorsqu’il la bousculait pour faire d’elle une escrimeuse plus dégourdie. Ici on avait que faire du froid qui lui gelait les articulations quand venait l’hiver et que tenir une épée devenait difficile. On se souciait peu de la planche qui lui rentrait dans le dos au milieu de sa couchette ou du fait que les grumeaux de sa soupe étaient parfois crus lorsque l’intendant oubliait d’entretenir le feu sous la marmite. On se levait avant le soleil et, la majeure partie du temps, on se couchait après lui. Lorsqu’on se couchait, il va sans dire.
Outre l’apprentissage continu de la guerre avec une épée, on lui forgea des aptitudes à l’arc et à la monte de chevaux. Azshari gagna en dextérité, en endurance, en force… Sa silhouette s’épaissie finalement un peu avec les années et aux bleus succédèrent les écorchures et les blessures de faibles intensités. On ne maternait pas dans cet endroit et si le corps se devait de répondre promptement, l’esprit aussi était aiguisé et dans les rangs des novices il n’en était pas un qui ignorait la condition finale au passage de novice à ranger.
« Il paraît que le sang d’engeance mélangé à ces herbes a le même goût que le sang de vipère qui coagule. » avait affirmé Lerne, un novice qui était entré dans la Garde quelques semaines après elle. Ce disant, il avait sorti d’un sac ce qu’il cachait depuis qu’il était arrivé : une vipère des roches bien vivante et dont il tenait fermement la petite tête triangulaire, laissant le reste des anneaux du corps se débattre.
« J’ai trouvé celle-là lors de ma dernière sortie avec le groupe, ça nous fera de l’entraînement, n’est-ce pas ? ». Azshari n’avait rien dit, observant un silence scrupuleux, tout comme les deux autres garçons présent à leur petite réunion nocturne de dortoir. Lerne avait sorti son couteau de poche, ordonnant à Seban d’approche un gobelet et lorsque ce fut fait, d’un mouvement sec, il trancha la tête de l’animal. Les terminaisons nerveuses continuèrent de s’agiter follement et Azshari eue une grimace dégoûtée en retirant son bras tandis que la queue de l’animal s’agitait de façon désordonnée, fouettant sa peau passée à portée.
Lerne fit ce qu’il fallait pour que le sang coule dans le gobelet, noir et épais quoi qu’à la lueur d’une bougie, un éclat grenat sombre accrochait le regard toujours aussi dépareillé qu’à l’époque d’Azshari. Il en remplit ainsi la moitié du gobelet avant qu’il ne soit à sec et vraisemblablement, presser la masse visqueuse du serpent pour en avoir davantage ne faisait pas parti de ses projets. Posé près du feu, le sang fit quelques bulles qui en éclatant en rajoutaient à l’odeur ferrique que leur acte un brin morbide avait déjà amené.
« C’est à toi Azshari, tu dois boire la première.- Quoi ? Pourquoi moi ? C’est ton idée ! - Mais c’est toi la plus âgée. Lorsque le moment sera venu, c’est toi qui boira la première, vois ça comme un entraînement. »Dubitative, Azshari eue une petite moue pour son camarade. Toutefois, personne ne semblait vouloir prendre son tour et, finalement, elle avança sa main pour saisir le gobelet. Elle approcha d’abord son nez, reniflant avec dégoût la mixture tiède et épaissie… Puis se retenant de se pincer le nez, elle porta ses lèvres sur le bord du gobelet, prête à tester le goût, se demandant comment un Garde de l’Ombre qui avait déjà passé son rituel pouvait avoir eu l’idée de boire du sang de vipère pour comparer…
Toutefois, avant même que le liquide eu atteint ses lèvres, des bruits de pas précipités dans le couloir leur firent faire machine arrière. Le gobelet et son épouvantable mixture furent dissimulés sous une couchette et eux furent sortis de leur chambre puis entraîné dans une vaste salle. Le test, le vrai, avait été avancé du fait des sombres murmures qu’avaient perçu les Gardes qui eux avaient déjà passé la dernière étape de leur formation.
***
Lorsqu’elle s’était retrouvée devant la mixture qu’elle était censée ingérer, Azshari avait pu noter à quel point ils avaient tous été naïf, plus tôt dans le dortoir. L’odeur que dégageait la décoction était pestilentielle et sentait le cadavre mort depuis des semaines. Quant à son aspect, il était pareil à celui d’une cervelle qui serait restée trop longtemps au soleil. C'est-à-dire qu’on l’aurait dit compacte quoi que dégoulinant autour de masses qui semblaient vaguement plus solides. Le tout d’un noir qui promettait qu’à y tremper une plume une seule fois vous auriez pu écrire pendant des jours sans que celle-ci ne manque de couleur à mettre sur le papier.
Quoi qu’il en soit, on peut passer les détails peu ragoûtants et le fait qu’Azshari avait dû ravaler le tout dans sa gorge lorsque l’envie de vomir s’était fait plus qu’une envie, après l’avoir eu sur la langue. Ca lui avait glissé presque douloureusement dans la gorge mais le plus terrible c’est que le pire avait été à venir…
La nuit qui avait suivi lui avait en vérité paru durer des jours qui s’étaient succédé à une telle vitesse que tenir dans une autre position qu’allongée lui avait semblé impossible. Tout avait dansé autour d’elle, ses pensées s’étaient faites confuses, ses sens l’avaient tantôt abandonné avant de revenir férocement, lui donnant l’impression de communier avec son environnement immédiat. Des voix s’étaient formées dans sa tête, hallucination dont elle profiterait à présent à loisir pour le reste de ses heures de sommeil et son sang lui avait semblé mal circuler dans ses veines, comme s’il s’était épaissit sous les effets du poison et que son cœur luttait comme un diable pour continuer de le pomper.
Elle avait perdu connaissance plusieurs fois, s’était réveillé avec angoisse en claquant des dents de froid ou suant à grosses gouttes de chaleur…
Et puis un jour tout était redevenu « presque » comme avant. Elle avait pu croiser Seban dans un couloir des rangers… Mais Lerne était demeuré invisible et si personne n’avait rien dit à ce sujet, ils avaient toujours su que leur ami n’avait probablement pas vaincu le mal que leur corps à eux avait assimilé.
De nos jours.Le teint de sa peau autrefois légèrement hâlé du travail aux champs s’était passablement éclaircit et si sa peau n’avait pas l’éclat de la porcelaine c’est parce qu’il avait plutôt la pâleur de la maladie, dans les moins bons jours. Certains jours il arrivait qu’elle perde des cheveux par poignées et d’autres que des lignes noires se forment sous ses ongles même si dans l’ensemble les années et la maturité avaient fait d’elle une femme qui n’était pas dénuée de toute beauté. Liée à tout jamais à la Garde des Ombres, Azshari avait goûté au savoir et si les tambours de guerre ne résonnaient pas encore tout à fait à travers le pays, elle pouvait les entendre, elle, résonner contre ses tempes depuis l’autre monde…