Une voix féminine brisa le silence et Errandyl sentit tous les muscles de son corps se crisper d'un seul coup. Il avait appris à ne plus sursauter à chaque fois qu'on le surprenait par derrière mais bon sang, un jour son cœur allait lâcher et un Sombrelame aurait un cadavre sur les mains et des comptes à rendre à Morrigan – il espérait d'ailleurs qu'elle serait un petit peu contrariée par la nouvelle de la mort de son apprenti et qu'elle n'irait pas en chercher un autre alors que son corps était encore chaud et la terre retournée encore fraîche (est-ce qu'ils l'enterreraient au moins?!) mais c'était le genre de questions qu'il ne pouvait pas vraiment poser... Notamment parce qu'il n'était pas sûr d'en apprécier la réponse.

Son corps se relaxa finalement, mais seulement l'espace de quelques secondes, jusqu'à ce qu'il réalise que la propriétaire de la voix en question n'était autre que Sohane Sherazi en personne. Cette réalisation eut à peine le temps de monter jusqu'à son cerveau que ses muscles s'étaient déjà crispés à nouveau, des orteils à la mâchoire en passant par son sphincter, Errandyl était désormais fermé hermétiquement. Il était assez difficile d'expliquer pourquoi Sohane l'effrayait autant (plus que les autres en tout cas, cela allait de soi) ; après avoir côtoyé Morrigan pendant aussi longtemps il s'était fait à l'idée qu'une femme puisse porter des pantalons, se salir et casser la figure à des types de deux fois sa taille et quatre fois son poids donc ça ne pouvait pas être ça qui le terrorisait le plus chez Sohane. C'était peut-être parce qu'il connaissait Morrigan, qu'il savait qu'elle était capable d'une certaine tendresse (parfois) (les soirs de pleine lune) (quand les planètes étaient alignées) tandis que Sohane, eh bien... Non. En la présence de cette femme, il avait l'impression qu'au moindre faux pas, au moindre regard de travers, au moindre sourcil arqué de manière un petit trop circonflexe à son goût il se mangerait un pain dans la gueule. Et il y tenait à sa gueule, quand même...

Il avait remarqué qu'il lui arrivait parfois de minauder avec lui, de feindre l'intérêt de la conversation plaisante, sinon l'innocence (honnêtement, elle-même devait savoir qu'elle ne serait pas crédible en feignant l'innocence) mais cela ne faisait que le terrifier encore plus. Perverse et sadique envers sa pauvre personne, elle était, et Errandyl ne savait pas ce qu'elle voulait de lui sinon s'amuser à ses dépens, tuer l'ennui et la soif d'action en s'abreuvant de son malheur.

Il n'y avait pas à dire, il était fort difficile d'être un jeune noble persécuté...

La gorge nouée, Errandyl Dummers murmura une faible approbation à la première interjection de Sohane, qui au final n'attendait pas de réponse puisqu'il s'agissait d'une question rhétorique ; mais le jeune disciple avait peur de paraître discourtois et ne voulait pas prendre de risque en ignorant la phrase qui lui avait été adressée – peur de se prendre des coups dans la face, tout ça tout ça –. La belle Sombrelame s'approcha de lui et Errandyl sentit son corps se contracter encore plus si c'était possible, un air inquiet commençant à se dessiner sur son visage harmonieux. La brune ne semblait pas apprécier ses choix littéraires, était-ce une mauvaise nouvelle pour lui ? Allait-il faire les frais d'envies de vendetta contre un précepteur trop zélé que Sohane n'avait jamais pu assouvir ?

D'accord, on va s'arrêter là cinq secondes.

S'emballer comme ça ne servait à rien, si ça se trouve elle voulait juste être amicale... Peut-être. En restant courtois et lui faisant une conversation plaisante, elle serait peut-être satisfaite... Peut-être. Errandyl n'avait pas beaucoup d'espoir mais c'était sa seule option à l'instant présent. Il passa sa main droite dans ses cheveux et répondit à l'interrogation de la Sombrelame d'un ton qu'il voulait léger « Au-Aujourd'hui seulement ? Ahaha haha ha... » Bon, ça aurait PU marcher s'il n'avait pas l'air d'être à deux doigt de s'enfuir en courant en criant à l'aide, s'il n'avait pas bafouillé et si sa voix ne s'était pas brisée en plein milieu de la phrase. Mais il y avait du progrès ! C'était pas mal, pas mal...

Un ange passa. Quelques secondes à peine qui lui semblèrent durer une éternité. Il devait dire quelque chose, n'importe quoi, juste dire quelque chose. « Vous... Vous attendez Jehan je suppose ? M-Moi j'attends Morrigan. Je ne sais même pas depuis combien de temps ils sont là dedans... »

Errandyl se targuait d'être un jeune homme intelligent et plein de mordant et de répartie, mais dire que la peur avait rendu son cerveau à l'état de pomme de terre serait une insulte à l'intelligence des pommes de terre – la potée au lard serait une comparaison plus adéquate, la patate étant d'abord bouillie puis découpée avant d'être servie avec des lardons. Il avait envie de se cogner la tête contre le bureau tellement il se sentait stupide mais il fit de son mieux pour garder la face malgré le rouge qui lui montait aux joues ; c'était la tentative de conversation la plus pathétique qui lui ait jamais été donnée de voir – d'un coup, il se sentit un peu coupable d'avoir jugé aussi sévèrement la potiche avec laquelle ses parents avaient tenté de le marier, son cerveau aurait-il été patatisé sur le moment comme le sien à l'instant ? C'était à méditer...