Puis, un homme à l’apparence étrange, voilé d’une cape et dont on ne voyait pas les yeux, prit les mains de mon père, les immobilisa, avant de couper sa tête. Sans un cri, sans un son, rien. Un silence de mort qui s’abat sur le navire, simplement interrompu par une tête tombant à terre. Ma respiration se coupe, mon regard se fixe. Je ne vois que la tête de mon père au sol. Roulant, puis s’immobilisant. La tempête dehors fait rage. Le bateau tangue dans tous les sens, la tête vient rouler jusqu’aux tonneaux où je suis cachée. Je me mords la lèvre et me décale très légèrement, pour le plus voir dans l’ouverture ce qu’il se passait dans la cale. Il est mort. Qu’est-ce que je vais faire ? Je prends ma tête dans mes mains, pleurant encore et encore. Les pas de l’assassin se rapprochent des tonneaux. Je me fais la plus petite possible. Je me cale contre le tonneaux, je disparais presque dans la pénombre. Je serre les yeux du plus fort possible. Je voudrais disparaître. Je voudrais remonter le temps, m’en aller, que cette tête revienne sur les épaules de mon père ! Les pas se rapprochent, ils s’arrêtent. J’entrouvre un œil et voit la main gantée s’accroche aux cheveux de mon père. Mon regard se bloque sur ce gant. Un rayon rouge vient illuminer mon visage. C'est un rubis, incrusté dans le cuir, un rubis qui illumine un court instant, par reflet interposé, le recoin où je suis cachée. L'image se fixe dans mon esprit, il me semble que le rayon me frappe pendant des années. Puis je vois cette main gantée, ce rubis, soulever la tête et enfin, sortir de mon champ de vision. Je réalise au moment où le silence dans la cale devient omniprésent. Il aurait fallu qu’il tourne simplement la tête et il m’aurait vu. Et il m’aurait tuée.

Dehors la tempête fait rage. La cale tangue dans tous les sens, par moment, de l’eau passe par-dessus bord et vient s’engouffrer dans l’ouverture du bateau. De l’eau vient bientôt chatouiller mes chevilles. Une petite voix s’élève depuis l’autre côté de la cale. Une voix qui m’appelle. Qui me demande de sortir de ma cachette. Une voix tremblante et mal assurée, qui cache des pleurs. Je sanglote dans mes bras, je renifle, hoquette, un peu plus fort.

« Lyn’ … Lyn’ … sors s’il te plait … Lyn’ … »

Je secoue la tête. Je ne veux pas sortir. Je ne veux pas voir le sang, par terre. Je pleure un peu plus fort. Les pas se rapprochent de ma cachette, je me recroqueville un peu plus. J’ouvre les yeux en entendant une main se poser sur un tonneau, près du mien. Je sursaute, me blottis un peu plus dans mon coin. Je le regarde. Dans la pénombre, je vois à peine son visage. Mais je sais qu’il pleure. Je relève un peu plus la tête.

« Se’ … Il … Il est … Ils l’ont … »

Il se mord la lèvre, puis tombe à genoux dans l’eau, près de moi. Il baisse la tête et pleure, lui aussi. Je décroise mes jambes, dans un  dernier accès de lucidité, puis je me rapproche de lui et passe mes petits bras autour de ses épaules. Il referme son étreinte sur la mienne, et nous pleurons tous les deux, l’un contre l’autre, appuyé contre la cale du navire. Il hoquette :

« J’aurais … Du … j’aurais du tuer cet homme, et pas rester … caché … »

Je secoue vivement la tête. Je renifle encore, lâche maladroitement :

« Nan … père aurait pas voulu que tu meurs comme ça … »

Il ne répond rien. Il sait que j’ai raison, il sait qu’on a fait ce qu’on avait à faire. Et nous restons toute une nuit blottis au fond de cette cave sans trouver la force de nous relever pour décider de quelque chose à faire. Pour décider de notre survie. Au fond de moi, j’envisage plus le suicide que la suite. J’envisage plus sauter de ce bateau que rester en vie, continuer, se battre. Lorsque le jour se lève, la tempête s’est calmée et le bateau semble s’être arrêté. J’intercepte son regard perplexe, questionnant sur l’arrêt du navire. Nous nous levons sans un mot. L’eau qui stagne dans la cave est sombre et rouge, mais nous n’y prêtons pas attention. Je remonte les escaliers à vive allure puis sur le pont, je suis d'abord étonné du soleil qui brille doucement dans le ciel. Je mets ma main en visière, le cri d'une muette me parvenant. Une muete ... je me retourne et constate enfin la raison de notre arrêt.

C’est le port de Yelderhil. Le premier sourire me vient depuis des heures. Seoirse vient se poser à côté de moi. Le port m'est connu, j'y ai passé beaucoup de temps les années précédentes, mais jamais je n'avais été aussi heureuse de voir cet endroit. Je lache un long soupir de soulagement avant de dire, d'une voix un peu éteinte :

« C’est peut-être un signe … »

Il hoche la tête, puis monte à la barre, diriger le navire vers une des places du port. Vendre le navire, récupérer l’argent pour s’enfuir, aller loin, loin de Yelderhil où rien n’est sûr, trouver une nouvelle patrie d’accroche. Recommencer à zéro, devenir quelqu’un d’autre, mais ne jamais oublier. Et se venger. Retrouver cet homme, ce rubis, ce gants de cuir noir incrusté de pierres précieuses. En regardant le port ce matin là, j’ai la nette impression que c’est un renouveau qui nous tend les bras, et gâcher la chance de vivre qui nous est offerte serait un affront à la mort de notre père. J’échange un coup d’oeil avec Seoirse, à la barre. Il hoche la tête et pense comme moi. Je me craque les doigts, jette un regard de défi au port.

Une nouvelle vie qui m’attend.

« Oh hé mateloooot ! »

Je me frotte la tête en regardant Ewilan chanter de vieilles chansons pirate.  Il est drôle, et distrayant, ça réchauffe un peu le cœur de travailler avec un bruit de fond. Je déteste le silence, ça me fait l’effet d’un électrochoc, me ramenant inévitablement à la nuit où mon père a été assassiné.  Je me concentre sur la chanson d’Ewilan, écoute les rires des hommes. Je souris en m’enfonçant un peu plus dans ma chaise. Je me mords distraitement la lèvre en étudiant les comptes, la plume coincée entre mon oreille et mon crâne me chatouillant distraitement l’oreille. Je ne crois pas que ce soit très légal de faire travailler une enfant de treize ans sur les comptes d'un navire. Mais de toute manière, à partir du moment où l'on fait partie d'un équipage de pirate, plus rien n'est vraiment légal. Je plisse les yeux, relis encore et encore la paperasse, fais défiler les comptes sous mon nez. Je secoue négligemment la tête. J’appelle Lucian, qui finit par venir à côté de moi, penché sur le bureau. Il me fait un grand sourire. Son haleine empeste le rhum, mais je ne l’ai pas vu saoul une seule fois en six mois, alors …  Je déclare, le plus fort possible pour me faire entendre par-dessus le bruit des soldats :

« Y’a quelque chose qui ne colle pas, vous ne … »

Me coupant la parole, il lâche, avec un léger sourire tout ce qu’il y a de plus vexant :

« C’est toi la comptable ici, pas moi. »

Puis, ignorant la suite de ma phrase, il retourne s’amuser avec le reste des pirates, qui entame maintenant une danse que j’hésite à qualifier de telle étant donné l’absence de rythme ou même de mouvement gracieux dont ils font preuve. Je soupire avant de poser la plume sur la table, m’appuyant sur le dossier de la chaise et les regardant s’amuser. Mon père m’avait appris à lire, à compter et à écrire, des choses essentielles qui m’offriront toujours un emploi. Des choses qu’il avait lui-même appris au cercle des mages, puis ensuite, à la cour. Lucian nous a raconté dans quelles affaires il était fourré et pourquoi il a été tué. Un espion royal, un des jardiniers du palais qui gagnait un peu plus que son salaire habituel en revendant toutes sortes d’informations à ses ennemis. On l’a laissé vivre tranquillement trop longtemps, et puis, prétextant qu’il soit tombé dans le mauvais côté de le magie, prétextant qu’il soit devenu un mage de sang, on l’a fait assassiné. Mais ce n’était pas la vraie raison. Le roi a des ennemis et mon père aurait pu les servir. Ce qui en a fait un élément indésirable. Ce qui en a fait un pion à éliminer.

Aujourd’hui encore, je me demande pourquoi cet assassin ne nous a pas tué également, Se’ et moi. Je n’invoquerais pas la pitié, car si un jour je revois cet homme, je n’hésiterais pas un seul instant à le tuer. Je n’aurais aucune pitié pour lui. Voir tous ces gens danser devant moi, imaginer le visage de mon père dans chacun d’eux, et puis l’imaginer lui, danser encore et encore dans une ronde de pirate. Les lampes brillent un peu plus. Ma tête tourne, enivrée par la musique, je ferme les yeux en écoutant les chansons de ces pirates qui pourraient tous être mon père. Et j’imagine un monde. Un monde où je serais une belle elfe guerrière. Je serais blonde, belle, grande, j’aurais des belles manières, des belles robes, un beau visage, et je serais aimée de tous. Je saurais chasser à l’arc, je serais immortelle. Se’ aussi, papa aussi. A mesure que  le mage des rêves exerce son pouvoir sur moi, je m’imagine dans une belle forêt. Une forêt … verte … avec des arbres immenses, tellement grands qu’on ne voit plus le ciel, et ils forment un toit pour la nuit. Il vous cache des rayons douloureux d’un soleil d’été un peu trop chaud, ils vous montrent une lune clémente et douce à la lumière réconfortante. Un endroit où l’herbe serait douce, où l’on pourrait dormir à même le sol sans craindre des voleurs, des brigands, des bandits. Un bel endroit. Je n'ai jamais vu de forêt, il n'y en a pas à Yelderhil. Mais je l'imagine, je me l'invente, et je trouve ça merveilleux.

Je me réveille ce matin là, non sur une chaise comme je me l’imaginais, mais dans mon hamac. Les cales sont complètements vides et à en croire les rayons de soleil qui percent depuis l'ouverture vers le pont, le jour es déjà bien levé. Je me frotte les yeux et m’étire doucement. Une grasse matinée inespérée. Je souris  en me demandant qui peut bien être le pirate bienfaiteur qui m’aura gentiment mise au lit. Trouvez l’erreur dans cette phrase. Je me lève en me grattant la tête et me remets au travail, au bureau. Faut bien trouver un moyen de gagner son pain sur ce navire …

Un petit feu brûle dans le foyer que nous avons constitué, quelques heures auparavant. Je pose sur les deux hommes, un regard à la fois protecteur et perdu. Qu’est-ce qu’on peut trouver à Aubétoile … Qu’est-ce qui va nous arriver. Ewilan semble paisible, comme perdu dans un doux monde qui n’appartient qu’à lui. Lui d’ordinaire si extraverti, si souriant, si drôle … Il ressemble à l’enfant qu’on devrait tous être. Le feu danse, la nuit crépite. Je lève la tête vers la les astres qui m’éclairent doucement. Et dans cette encre noire, quelques gouttes d’or volent toujours plus haut, les braises qui se prennent pour des fées des forêts. Père me racontait ces histoires, ces histoires de fée qu’il inventait pour m’aider à m’endormir dans un bateau tanguant un peu trop. Le continent est trop stable. Tout les pas qu’on y fait sont assurés, plats, ça n’a rien à voir avec le pied marin que j’avais l’habitude d’adopter. Je tâte ma botte et le couteau qui y repose, un cadeau d’un des pirates avant de partir sur le continent. Il avait peur que je meure. Chaque jour qui passe, chaque nuit que je dors, je m’aperçois que vient repose sur une balance. Elle est au milieu, il suffit d’une goutte d’un côté, et elle tombe. On tombe avec évidemment, on meurt avec. Si un couteau peut me sauver la vie, je ne dis pas non.

Mes yeux frôlent les alentours de la forêt en essayant de se concentrer. J’ai pris le premier tour de garde mais étant donné mon état de fatigue, je ne crois pas que ç’eut été un très bon choix … Je bats des paupières, longtemps, baille sans un bruit, me décrochant la mâchoire au passage. Je ferme les yeux un long moment, les sentant me picoter doucement. Je sors le couteau, puis prend une branche morte au hasard près du feu et commence à tailler dedans pour me tenir éveillée. Au début c’est un cercle. Puis, une ligne, un triangle, un autre cercle, un autre triangle, trois lignes … La figure prend les formes qu’auraient du avoir les bâtiments de mes rêves. Je souris devant l’étrangeté de ce que je suis capable de produire.

Un craquement sourd derrière moi me fait d’un seul coup sursauter. Je me retourne. Rien. Mes yeux scrutent lentement les formes de la forêt, mais l’encre qui parcourt les bois est trop noire, trop profonde. Je me frotte les yeux. Les ferme un long moment.

Lorsque je les rouvre, un homme est devant moi, une épée pointée sur mon cou. Mon cœur s’arrête, je sens le sang stopper sa course dans mes tempes. Mon regard se fixe sur le sien, évite son épée, tandis que je me redresse dans un mouvement vif. Je serre mes deux poings, laisse tomber le couteau contre le tronc où j’étais assise pour qu’il ne me croie pas armée. Ma mâchoire tremble atrocement.

« Un mot et tu es morte gamine. »

Dit-il dans un murmure à peine audible, avec un accent de l’Est que j’ai beaucoup trop entendu ces derniers temps. Cet accent me glace les sangs, me donne la nausée. Une voix froide, grave, et pourtant terriblement douce. Mon cœur a repris sa course, à présent je le sens battre à tout rompre contre ma poitrine, si fort que j’ai la peur idiote que l'homme l'entende. Il pourrait m’égorger, là, maintenant. Me tuer. Tuer Seo' et Ewilan dans leur sommeil. Il est venu sans un bruit, je fermais les yeux, la seconde d’après il était là. J’entrouvre la bouche. Le feu éclairant sa direction, je peux le voir distinctement. Il porte une capuche sur la tête qui masque ses yeux, son nez est pointu et fin, ses joues creuses, à la manière d’une tête de mort, un teint étrangement pâle, même dans la nuit. Sa bouche est entourée d’une barbe qui n’a sans doute pas été rasée depuis quelques jours. La garde de son épée est sculptée, des lierres entrelacés, de beaux lierres dorés. Je déglutis Il susurre, d’une petite voix presque naïve :

« Que fait une enfant qui devrait encore se trouver dans les jupons de sa mère, seule avec deux garçons dans une clairière, en plein cœur de Sermar ? »

Je secoue la tête, lui jetant un regard noir, murmurant à mon tour :

« Je ... j... Je viens chercher du travail ... Mais qu'est-ce que vous en avez à faire puisque de toute façon vous allez  me ... me tuer ... ? »

Il hausse les épaules et les sourcils d’un même mouvement, ce qui fait très légèrement bouger son épée vers mon menton, me causant un frisson glaciale. Des sueurs froides apparaissent dans mon dos. Ma main se crispe contre  le tronc d’arbre, mon regard ne le quitte pas un seul instant. Il lâche, dans un murmure dédaigneux :

« Tout à fait. Mais un peu de curiosité ne fait pas de mal hm ? D’où tu viens ? Cet accent n’est pas d’ici dis m’en plus. »

Un dialogue silencieux, des répliques assassines qui me font trembler. J'essaye de me concentrer, de reprendre mon sang froid pour ne pas me laisser dépasser par les émotions. Je reprends, sans que les deux hommes derrière ne m’entendent :

« Si je vous dis, vous me laissez en vie ? »

« A voir. »

Une petite voix dans ma tête résonne. Un seul mot, qui tape contre les murs de ma tête, qui se répercute dans tous les sens et qui me paralyse un court instant.  « Survis. Survis. Survis. » Je voudrais me racler la gorge, mais son doigt sur la bouche m’en empêche. Je calme la course de mon coeur, je déglutis. Je peux y arriver. Je reprends :

« Je suis de Grand Line. Je suis née là-bas, j’ai toujours vécu sur les mers. Ma mère est morte y’a longtemps, mon père a été tué y’a presque deux ans. Je suis sur le continent pour retrouver son assassin et pour venger sa mort... Et je ne ... vais pas vous laisser me tuer cette nuit. »

Alors qu’il hausse un sourcil étonné, je prends sa lame de ma main libre et de l’autre, récupère le couteau à terre. Je serre fort son épée, l'empêchant de venir se planter dans mon cou, le temps de prendre mon arme, mais ce n'est pas sans prix. La douleur cuisante de la paume entaillée me prend directement aux tripes. Sans lui laisser plus le temps de réagir, je prends appuis sur le tronc pour m’élancer vers lui, déviant la ligne de l’épée vers le sol. Dans l’élan qu'il me destinait, il n’a pas la présence d’esprit de le contrôler et la lame vient directement se planter dans le sol, trop surpris sans doute. Sans plus perdre de temps, j’enfonce mon couteau dans sa gorge.

Une gerbe de sang s’écoule de sa gorge et glisse le long de son cou. Il suffoque, essaye de m’étrangler avec les dernières forces qu’il lui reste, mais sans me donner le temps de réagir, je me laisse tomber en arrière, reculant à tâtons loin de sa portée. Il finit par s’écouler au sol, crache du sang alors que je retiens de violentes nausées. Dans un dernier geste pour m’attraper la cheville, il rend son dernier souffle, les yeux écarquillés. Tout cela dans un silence aussi étonnant qu’étrange. Un silence mortel et paralysant. Je tremble, ma mâchoire claque dans tous les sens. Dans un réflexe, je crie :

« Seo’, Ew’ » ! »

Aucune réaction. Incapable de me remettre debout, je rampe quasiment  jusqu’à eux. Je secoue d’abord Seo’ qui se redresse brusquement. Il regarde autour de lui, tremblant, puis posant le regard sur la silhouette affalée plus loin. Il ouvre des yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Puis, au moment où il se tourne vers moi, voulant me demander ce qu’il se passe, une petite voix sort de l’ombre :

« Qu’est-ce qui se passe ? »

C’est Ewilan, se réveillant, le visage encore totalement ensommeillé à peine éclairé par la flamme vacillante du feu près de lui. Seo’ et moi le regardons comme abasourdis et il ouvre de grands yeux en regardant autour de lui. En voyant la silhouette assassinée, il se relève en catastrophe, se précipitant vers le corps. Il prend un pouls, visiblement inexistant, avant de dire, d’une voix grave que je ne lui connais définitivement pas :

« Lyn’, c’est toi qui … ? »

J’hoche vivement la tête, la gorge serrée. Un silence assourdissant résonne alors, seulement ponctué par le bruit du feu à proximité, se consumant doucement. Comme si chacun essayait de comprendre ce qu’il venait de se passer. Ewilan se mord la lèvre, les sourcils haussés avant de dire, d’un ton ironique, beaucoup trop incongru :

« C’est … du beau travail de pirate milady … »

Je souris, Seo’ quant à lui semble encore sous le choc que sa petite sœur ait tué un homme, de sang froid. Un homme qui voulait tout de même la tuer. Le sang coule contre la paume de ma main, me rappelant les quelques minutes précédentes. Me rappelant comment j’ai dévié sa lame. L’entaille semble profonde, mais sans elle, je serais sans doute à la place de cet homme …

« Lyn’ ! Lyn’ réveille toi ! »

Je secoue la tête en grognant. Rabattant la couette sur ma tête, je fais en sorte de ne plus écouter un mot de ce qu’elle raconte. Elle persiste, en me secouant un peu plus fort. J’ouvre les yeux lentement, en faisant en sorte qu’elle comprenne tout mon agacement. Je lâche, froidement :

« Quoi ? »

« Assied toi tu vas avoir un choc. »

« Tu veux pas juste me dire ? »

Je lâche un soupir las et profond, pour lui faire ressentir toute la haine que je peux avoir envers quelqu’un brisant mon précieux sommeil, même si elle fait partie de mes meilleures amie. Ma camarade de chambre a beau être très proche de moi, si elle me sort des bras des mages du sommeil, on ne va pas être copines. Elle secoue la tête rapidement et me fait signe de m’asseoir. Je m’accoude avant de me redresser mollement. Je laisse tomber ma tête en avant, puis je lâche :

« Bon. Vas-y. »

« Le … le roi est mort. »

Mes yeux s’écarquillent d’eux même et ma mâchoire tombe toute seule. Le roi est… mort ?

« Je savais que ça te ferait un ch… »

«  Quoi ?! Mais … comment ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

La première pensée qui me vient est : « C’était moi qui devait le tue. » C’était moi qui devait mettre un terme aux jours de ce sang-dieu de roi qui en méritait absolument pas de vivre. Je boue intérieurement, à présent parfaitement réveillée, et Annalya continue, d’une petite voix émue :

« C’est l’intendant en chef qui vient de faire parvenir le message. Ce serait une mort naturelle apparemment. Enfin … Une crise cardiaque. Cela dit je ne doute pas un seul instant qu’il ait été assassiné, d’une manière ou d’une autre … Il était peut-être vieux, mais il était en parfaite santé et … »

« J’ai besoin d’air. »

Je me lève précipitamment et sors de la chambre en catastrophe, sans faire attention aux appels de ma compagne de chambrée. Je secoue la tête en serrant fort la chemise que je porte, autour de mes bras. Je ne prête pas attention au véritable bouleversement, la tornade qui anime tout le couloir. Des vat-et-vients incessants, des bruits de rumeurs, et puis des cris, dans tous les sens. Les chandelles qui s’allument à droite à gauche, les chandelles qui passent de main en mains autour de moi, ces chandelles qui semblent me brûler les yeux. Ou bien suis-je juste en train de pleurer. De dépit, de rage, de haine, de honte. C’est la pagaille au sein des chambres de bonnes, c’est la pagaille dans la cour alors que je jette un coup d’œil par une fenêtre, c’est la pagaille partout dans ce château que la mort du roi ébranle. Et c’était moi qui aurait du tuer cet assassin. Mon plan était près, depuis quatre ans, il ne me restait plus qu’à l’appliquer ce qui n’aurait pas tardé ! Il tenait peut-être ce royaume d’une main de fer, mais c’est moi qui aurait du avoir sa peau, parce qu’il a ordonné qu’on lui amène celle de mon père. Je me mords douloureusement la lèvre en descendant rapidement les escaliers en colimaçon d’une petite tour destinée aux domestiques donnant directement sur les écuries. Le froid me fouette le visage, le vent d’automne aussi, mais je résiste, et bientôt il n’a plus aucune emprise sur moi. Je le cherche, et enfin, mon regard finit par se poser sur lui. Seo’, allongé dans la paille, comme d’habitude. Il détesterait avoir une chambre pour lui, il n’a jamais aimé les grands bâtiments de toute manière. Je m’avance vers la silhouette endormie, puis, je m’assois à ses côtés. Je ne sais s’il m’a entendu, s’il a senti ma présence ou si tout simplement au contraire, il n’était pas dans les bras du mage des sommeils, quoi qu’il en soit à peine me suis-je posé près de lui qu’il ouvre les yeux. Je murmure :

[b]«[color=teal] Ce … Ce sang-dieu est mort. »

**

Plus tard dans la journée, la vie reprend son cours. L’intendant en chef me charge de régler quelques affaires pour les funérailles, compter les centaines de bouquets de roses blanches dont nous auront besoin, aider aux fourneaux, et puis fouiller dans l’immense grenier du château pour y trouver les vêtements de deuils de la famille royale. En cuisine, un véritable émoi règne. A croire que ce roi était aimé. Les discussions vont en bon train, les commérages aussi. Les serviteurs parlent du ton du déjeuner là-haut, ils racontent et interprètent tout dans les moindres détails, les femmes de chambres évoquent le chagrin de la princesse et la question de la succession est tournée, mêlée, coupée et hachée menue entre les lèvres de chacun des domestiques de ce château. Chacun y va de son petit mot quant au potentiel de Halabard II. Je participe activement aux discussions, je me fais un plaisir de remettre à leur places tous ceux et celles qui ne seraient pas d’accord, et les débats se suivent, se poursuivent. Pourtant à aucun moment de cette journée, une pensée ne quitte mon esprit.

Il ne me reste plus que l’assassin.