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Nuit sur le port. Nuit sur la ville. Des ombres escaladent un muret, se faufilent dans un jardin, évitent sans mal une discrète patrouille ; des rats sur un futur cadavre. Le chef de file s'arrête soudain, ordonnant à ses acolytes de l'imiter. « Il n'y a pas beaucoup de gardes. Tu es sûr que c'est ici ? » L'homme derrière lui acquiesce vivement. « C'est la dernière maison achetée dans les environs. Propriétaire discret, marchand terrien d'après les dires, et une fille qui va dans sa seizième année. » Un geste, et ils se remettent en route. Ils n'ont pas de mal à atteindre la demeure, grimpant au premier étage par le biais d'un treillage de bois. Une porte-fenêtre, laissée ouverte pour apprécier la fraîcheur du soir, leur permet de pénétrer à l'intérieur. Dans de précieux draps de soie, une douce créature dort, comme dorment seuls ceux dont l'âme est pure. Nul ordre n'est donné, ils savent quoi faire. On s'approche en silence, on fourre un bâillon dans sa bouche, et on la tire sans ménagement du lit, s'assurant de sa bonne conduite par une lame placée sous sa gorge. Les yeux plein de terreur n'émeuvent personne ; cela fait trop longtemps que les cœurs sont secs. Et on la traîne dans le couloir, jusqu'à la chambre de son père. On y pénètre, on le fait taire en menaçant la chair de sa chair. Et l'homme se tait.

« Monsieur Bradburry. Vous êtes ardu à trouver, nous avions perdu votre trace à Teldrasyl. » Sven esquisse une courbette cynique, prenant place dans un luxueux fauteuil. D'un geste, il commande à l'homme de s'asseoir à son tour. « Mais je vous en prie, nous sommes ici pour discuter entre gens civilisés. J'espère que vous pardonnerez mes manières, les bureaucrates de votre espèce ne sont vraiment pas faciles à approcher. » Mâchoires qui se durcissent soudainement. « Qu'est-ce que vous voulez ? De l'or ? Servez-vous. Vous pouvez prendre les bijoux de ma fille, vous en tirerez sûrement un bon prix. J'ai aussi un coffre, je peux vous donner la cl... » Le pirate lâche un ricanement, l'interrompant sèchement. « Je veux le carnet de route du Thémis. Le vrai. Pas le simulacre que vos agents s'entêtent à vouloir nous fournir. J'avoue avoir été assez surpris que la Couronne dresse un plan aussi stupide, pensant que nous attaquerions un de vos navire déguisé en bâtiment marchand. Enfin, je suppose qu'avec tout ce qu'il transporte, c'était un moyen efficace de protéger vos biens et de pendre quelques mauvaises vies par la même occasion. D'une pierre deux coups, comme on dit. » Petite pause théâtrale ; l'une des rares faiblesses du pirate. Il aime la mise en scène. Les petits effets, les petites phrases, les petits gestes, que l'on sème dans l'âme des gens, et que l'on regarde pousser, sans bruit. L'homme reste interdit. « Alors, où est-il ? » « Vous n'obtiendrez rien de moi. Grand bien vous fasse d'avoir découvert le subterfuge, mais le Thémis restera loin de vos sabres, intouché. » Alors Sven se lève, et s'approche de la gamine tenue en laisse par ses hommes. « Nous allons lui couper les doigts, un par un. Quand nous aurons fini avec les mains, nous passerons aux pieds. Ensuite, ce sera les oreilles. Et le nez. Et nous pourrons continuer toute la nuit, jusqu'à ce que le terme d'« être humain » ne puisse plus s'appliquer à votre fille. Les feuillets sont votre sauf-conduit pour ce soir. Sous réserve que vous disparaissiez par la suite, bien entendu. Il ne serait profitable, ni pour vous, ni pour nous, que vous alertiez les autorités compétentes après nous les avoir remis. » La faiblesse qui jaillit dans le regard du fonctionnaire, soudain. Comme une tâche d'huile qui grandit, sale et laide sur les iris bruns. Il n'est pas bien dur d'effrayer ce genre d'homme. Un couteau est sorti et, sans préavis, le majeur de la blonde est tranché prestement. Il y a un cri puis le silence. Un long silence. Puis son père se lève en tremblant et sort une petite clé de sous sa chemise. « Le cryptex dans le coffre. Syros. Syros, c'est le code. Laissez-la. Laissez-nous, s'il vous plaît. J'accepte votre marché. Je ne dirai rien à personne, je disparaîtrai. » Sourires entendus. « Mais j'y compte bien, mon bon ami. »

Les pages du carnet son rapidement récupérées, l'homme tenant visiblement plus à la vie de sa fille – et à la sienne d’ailleurs – qu'à son poste. Le clébard sycophante parcourt rapidement le plan des yeux, et semble satisfait. Tendant une main pleine de bonne volonté, il s'approche de son précieux informateur, qui s'empresse de serrer ladite pogne. Avant de recevoir une lame dans les entrailles. Le geste est rapide, et le pauvre malheureux s'effondre, comprenant à peine ce qu'il vient de se passer. Le meurtrier essuie son poignard et le rengaine, sans un regard pour la carcasse qui se vide à ses pieds. « Bien. Je crois qu'il est temps pour moi d'y aller. Messieurs, vous savez ce qu'il vous reste à faire. Maquillez ça en cambriolage. Et n'oubliez pas de violer la fille, tailladez-la un peu, ça ajoutera un peu de réalisme à tout ça. Revêtez les oripeaux de pillards barbares, aux mœurs singulièrement violentes! Ayez de l'imagination, je vous fais confiance. Ah, et nous repartons demain pour Yeldheril. Ne soyez pas en retard. »  


Noyé dans la ville, qui se laisse porter par ses étranges courants. Il traîne dans les couleurs trop criardes, dans la puanteur trop vive, dans la foule trop dense. Une partie de la nuit, ses bottes foulent une terre ingrate, valsent et tanguent dans la cité, avant de s'arrêter définitivement devant un hôtel de passe. Raffiné et discret. Il y a ses habitudes, et son visage y est connu. Il entre, et on le guide jusqu'à une petite chambre, où une rousse en tenue légère l'attend. On les laisse. La prostituée lève ses grands yeux tristes vers lui, esquissant un sourire. « Mais qui voilà. Je t'attendais plus tôt. » Sven enlève ses gants, ses bottes, son lourd manteau de cuir. Il les ordonne méticuleusement sur une chaise, avec un soin presque maniaque. L'effervescence de la soirée est retombée, et il se sent vide à présent. « Apporte-moi du papier et de quoi écrire, tu seras gentille. Les draps sont propres ? » Elle se lève et acquiesce, sortant le matériel d'un petit secrétaire. « Oui, tu peux te mettre là. Je dormirai sur le sofa, comme à l'habitude. » Rictus sans joie. « Comme à l'habitude. » Il tire une chaise et s'installe, rassemblant les précieux documents qu'il vient de récupérer. « Un jour, il faudra que tu m'expliques pourquoi tu payes pour avoir une chambre ici. Pourquoi tu y passes la nuit, sans rien consommer. » Sven se tourne vers elle, la contemplant un instant. Une main lasse vient s'attarder sur son visage de mâle fatigué, pressant des tempes pour lutter contre un début de migraine. Elle va faire chier, il peut le renifler d'ici. Certaines fois, elle pose des questions. Probablement parce que la journée n'a pas vu passer son lot de commérages. Alors elle pose des questions. Le mieux encore est d'y répondre. « Parce qu'ici la discrétion est de mise. Parce qu'ici il faut payer plus cher que dans une auberge pour avoir des informations. Si l'on veut se renseigner sur moi, autant que l'on y mette le prix. Parce que la sécurité est plus efficace qu'ailleurs ; vous autres les putes de luxe êtes une marchandise précieuse ; je suppose que ton souteneur a dû payer cher pour vos carcasses, il vous tient donc sous bonne garde. Et cetera, et cetera. Je pourrais te lister mille et une raisons. Et si je ne m'accouple avec personne, c'est parce que la chair, mon amie, est la seule faiblesse de l'esprit. Je ne tiens pas à être faible. Maintenant tais-toi, j'ai besoin de silence pour écrire. » Sans autre forme de procès, il revient à son ouvrage, se désintéressant de la prostituée pour réfléchir à ce qu'il va noter. Mora lui a appris à lire et à écrire, mais il n'est pas très doué pour rédiger. Les mots s'emmêlent souvent, certaines lettres se ressemblent et s'assemblent d'une mauvaise façon. Alors il lui faut du temps, et du calme pour ne pas faire de faute.

Après vingt bonnes minutes à s'échiner, il termine enfin son dernier jet. Il cachète la lettre avec un dé, car c'est son sceau. Toutes les faces comportent des six, aux points plus moins creusés. Ainsi, les motifs sont légèrement différents les uns des autres. Cela permet au Capitaine de savoir la teneur de la lettre sans l'ouvrir; trois points qui ressortent plus que les autres, et les nouvelles sont bonnes. Deux, elles sont mauvaises. Six, la lettre a été écrite sous la contrainte. Et ainsi de suite. C'est un code pratique, dont l'usage s'est souvent révélé utile.

« Capitaine,

J'ai de bonnes nouvelles. L'homme était bien celui que nous pensions, et j'ai en ma possession ce que nous cherchions. D'ici quelques jours, je serai au port. Nous pourrons embarquer par la suite. Faites préparer le navire en conséquence, le voyage sera long.

PS : J'ai trouvé un petit livre de contes dans un marché de nuit. Les illustrations sont très belles. Je vous le montrerai, il vous plaira sûrement. Ce sont des histoires qui se passent loin de la Mer. Des histoires de terres lointaines, de là où l'on dit que les yeux sont bleus comme le Ciel et non comme l'Océan, car les habitants de ces landes ne connaissent ni les vagues, ni les embruns salés. C'est très beau.

S. »

et c'est qui derrière l'écran ?