Mon regard balaye rapidement les personnes présentes dans l’auberge, qui ont, pour la plupart cessés leurs activités pour dévisager la troupe de Templiers qui venait d’entrer. Certains préfèrent rester muet et fixer le fond de leurs chopes, tandis que d’autres s’échangent des murmures à peine discrets. D’un pas lourd, je m’avance vers le comptoir en me délestant de ma capuche, faisant tomber au passage quelques gouttes de pluie sur le sol crasseux de l’endroit. Mes compagnons restent postés près de la porte d’entrée, droits et stoïques. Derrière son comptoir, l’aubergiste me fixe d’un air méfiant. « Qu’est-ce que j’peux faire pour vous aider mon bon ser ? » demande-t-il de sa voix tonitruante en balançant un torchon sur son épaule, et en croisant les bras sur sa bedaine. Je prends appui sur le meuble de bois devant moi, ne me préoccupant pas du brouhaha des conversations qui doucement reprend autour de moi. « Nous sommes à la recherche d’un homme, potentiellement dangereux. » je commence, nuançant volontairement les capacités de l’individu. Même si je sais que les gens ici présents ne sont pas dupes, ils savent bien après qui en ont les Templiers. Un témoin avait affirmé l’avoir vu entrer dans cette même auberge où nous nous trouvons actuellement, à peine quelques heures plus tôt. Et à en juger par le temps qu’il fait dehors, il est certain qu’il ne doit pas être bien loin d’ici. « Il fait environ cette taille… » je mime le geste de la main, l’élevant à peu près à un mètre soixante-dix au dessus du sol. « Cheveux noirs, yeux verts. Sans doute avait-il l’air d’avoir un Garn aux trousses. » mon regard n’a pas quitté le visage de l’homme qui est soudainement devenu rouge. Notre homme est donc bien passé par ici. « Je veux savoir où se trouve cette personne. Maintenant. » le tenancier ouvre la bouche pour me répondre, tout en pointant du doigt son arcade sourcilière blessée. « Ça pour sûr j’l’ai vu votre type ! J’l’ai flanqué dehors quand il a déclenché une bagarre avec un aut’ client y a pas une heure de ça ! S’il est pas trop idiot vot’ gus, il se sera dirigé au sud, vers les aut’ villages. » je fronce les sourcils en soupirant un vague : « Merci. » avant de faire volte-face, retournant sous les gerbes d’eau glaciale que nous envoyait les cieux. Nous n’avons plus de temps à perdre. L’étau se resserre autour du mage, et il se sait en danger. Il fait des erreurs. Il n’en sera que plus dangereux. Les Trois savent que je n’ai jamais réellement le cœur à l’ouvrage quand il s’agit de traquer un mage pour l’exécuter à cause de sa manière de se servir de la magie, mais les instructions sont claires. Il ne doit pas s’échapper, à aucun prix. De ce qu’on a bien voulu me dire sur lui, il a éventré une famille complète, pour se servir de leurs tripes et de leur sang pour accomplir un rituel proscrit. Un mage corrompu est une menace qu’on ne doit pas négliger.

Nous avons fini par retrouver sa piste près d’un village assez miteux. L’homme a volé un cheval à quelques lieues de là, laissant son propriétaire aux bons soins des charognards qui osent affronter le temps hivernal. Malheureusement pour le pauvre bougre, il n’est plus rien que nous puissions faire, et nous n’avons pas le temps de nous arrêter pour lui offrir une sépulture décente. Puissent les Trois veiller sur son âme. Encore une erreur de la part de notre mage. Il est temps de l’arrêter, avant qu’il ne fasse d’autres victimes innocentes. Nous continuons en silence, inutile de faire plus de bruit que nécessaire, récoltant des informations par-ci par-là auprès des rares habitants qui daignent nous ouvrir leur porte. Certains parlent d’un autre type à la recherche de notre homme, ce qui ne me rassure en rien. Quelqu’un a sans doute décidé de faire justice lui-même, et c’est une très mauvaise chose. Il va se retrouver face à un mage pratiquant la magie du sang, et sera pour le moins pris au dépourvu. Nous nous séparons pour couvrir plus de terrain. Jaqen au sud, Malden à l’ouest, et moi le reste du village dans lequel nous nous trouvons. Les rues sont totalement désertes. A l’exception d’un vieux chien décharné qui se traîne un peu plus loin. La pluie battante me glace jusqu’aux os, et je n’ai qu’une hâte, en terminer avec cette satanée mission, et rentrer à la tour. A l’approche d’un petit carrefour, mon cheval hennit et se met à racler le sol avec son sabot. Je flatte son encolure pour tenter de le calmer, cherchant du regard la source de son agitation. Lui aussi a les nerfs en pelote, hein ? Je me redresse sur ma selle, tirant mon épée de son fourreau. « Qui va là ? » tonné-je alors, scrutant l’obscurité, n’espérant pas réellement de réponse.

Tout est miteux à Alcahar. Du temps, au petit peuple, de ceux-là aux animaux, rien ne laisse à envier, et plus j'y passe du temps, plus une nausée vient à me prendre directement aux tripes. Rien n'est beau à voir, encore moins à s'y attarder. J'en oublie même la raison de ma venue, de mon attente depuis près de trois jours dans ce village aussi petit que désolant. La pauvreté dégouline des murs, s'étale sur les rues, dans les maisons, jusqu'à ne former qu'une masse ignoble et désobligeante. Tout est miteux à Alcahar. Même les voleurs. Passant ma main sur mon visage, je peux sentir une petite goutte de sang couler de mon front à ma joue. A croire que, durant certaines lunes, les Dieux m'en veulent, ou alors, je suis témoin d'une véritable poisse tellement grande, que personne ne viendra m'en acclamer. Reprenant peu à peu mes esprits, je passe mes mains sur mon dos. Aquilon est toujours là. Mes flèches sont au garde-à-vous. Quant à ma dague, et bien ma dague... Où est-elle d'ailleurs ? Haussant les sourcils, ma bouche s'ouvre alors en me souvenant de qui est le coupable de cet affront. Un mage comme on en entend parler dans les contes pour faire peur, une immondice que même les viscères de notre terre n'auraient pu mettre au monde. Pas plus grand que moi, les cheveux noirs comme des abysses profonds, je ne demandais rien, pourtant, il est arrivé. A croire que ses pouvoirs ne lui suffisaient pas, une bagarre aussi stupide au possible a commencé, un coup dans la figure, dans l'estomac, jusqu'à ce qu'il ait la bonne idée de vouloir m'éclater le crâne contre le mur. De là, je ne sais combien d'heures se sont écoulées, peut-être beaucoup, avec malchance, je ne reverrais jamais ma dague, et si, par contre, j'utilise mon savoir de rôdeur, en chasse, l'histoire pourrait tourner totalement en mon sens. Inspirant longuement, je passe une main rageante sur ma plaie qui me fait grimacer. Les mages ne sont pas que bonté d'âme et sagesse, ils peuvent aussi basculer vers un chemin qui ne leur appartient pas, alors ils poussent la porte, jusqu'à perdre leur âme et l'éparpiller en des morceaux tout juste visibles. Enfant, je ne désirais qu'une chose, pouvoir cracher des flammes de ma main, contrôler l'eau à mon bon vouloir, soigner des bêtes rien que d'une incantation. Là, là, à vrai dire, je ne désire qu'une chose, lui faire avaler sa langue. Ceci étant, je m'estime heureux de ne pas avoir eu droit à une folie dévastatrice, il n'aurait resté de moi, que des ossements que les chiens poisseux s'arracheraient, indéniablement. Reprenant un peu de poil de la bête, ma pensée va directement vers mon cheval, Olorin. Après l'arme, serait-il capable de voler mon plus cher ami ? A croire que oui. Il s'est mesuré à un assassin doublé d'un excellent archer, il a gagné à plate couture. En ce moment même, je pourrais hurler, fracasser tout mon corps contre le mur à la recherche d'une libération, mais ce serait inutile. Autant commencer la traque avant qu'il ne soit plus qu'un vieux souvenir. Inspirant, respirant, l'idée n'est pas de s'énerver, bien au contraire. Allez, au nom du père, de la mère, du fils, calmer cette foutue colère capable de me faire voir rouge. Il ne me reste plus qu'à approcher des villageois qui voudront bien m'écouter, et surtout me parler. J'aborde une femme, puis un vieil homme à qui il manque une main, tous deux ne veulent même pas m'adresser un seul regard. Jetant cette fois-ci mon dévolu sur un gamin. A en juger par son air surpris, il a dû être témoin de nos échanges de poings. Petit, chétif, les cheveux blonds et des yeux bleus, il fronce un peu des sourcils et marmonne. « En quoi j'peux vous aider m'sieur ? » Me mettant à sa taille pour ne pas plus faire plus peur qu'autre chose, je passe une main sur son épaule. « J'suppose que t'as vu c'qui s'est passé, non ? » Hochement de tête, triturement des doigts, je serre un peu son linge, comme pour appuyer mes paroles, quelque part, je le menace sans même le vouloir. Déformation de métier, je préfère mettre cette idée sur celle-là. « Tu sais par où il est parti ? » Pointant du doigt un embranchement, il préfère poser son attention sur un mur plutôt que sur ma propre personne. « Par là, j'sais pas par où qu'il est passé ensuite. » Lui ébouriffant la tignasse, je le remercie d'un mouvement de tête, et à peine libéré, il s'en va courir vers un adulte. En espérant qu'il ne me cause plus de soucis que je n'en ai déjà, je me dirige vers cette fameuse ruelle, aussi petite qu'insupportable. Olorin ne doit être loin, à en juger par les habitations, il devrait être à sa place. Techniquement. Ce n'est qu'un mot, et je me dois de presser le pas, l'existence a parfois un bien drôle d'humour.

« Qui va là ? » Toujours caché dans l'ombre, je n'ai pas le temps de sortir de là, qu'une personne me remarque, ou plutôt, son grand dadet de canasson. Grand, blond, et surtout, templier au vu de sa tenue. Tout beau, tout propre, comme les grands riches d'Aubétoile, mais en pire. Parce que les templiers sont atteints d'une folie que je qualifierais comme douce, qui passe encore, mais peut évoluer en furieuse. Ils ne me font pas envie, peut-être leurs épées vues la dégaine qu'elles tirent. Grandes, féroces, comme des animaux prêts à se battre jusqu'à la fin. Abordant un sourire en coin, un rire sec m'échappe et je pose un pied dans la lumière, puis un autre et le dévisage d'un sourcil un peu trop haussé. « Tu peux ranger ton arme templier. Je n'suis pas un vagabond qui cherche à te dépouiller. » Bien que mon apparence puisse porter à confusion, quelques mètres plus loin, j'aperçois la robe de mon cheval. Que fait un templier ici ? En y réfléchissant plus sérieusement, ce n'est pas pour une balade de santé, encore moins pour s'imprégner de l'odeur pestilentielle de ce village. Le mage qui m'a eu. Lui dire la vérité serait avoir droit à un large rire à gorge dévoilée. C'est vrai, c'est assez pitoyable, de ne même pas se faire assommer par magie. Se méfier des apparences, voilà l'immonde morale de ce chapitre en piteux état. « Tu r'cherches le mage non ? Air un peu crétin, cheveux sombres, gueule d'animal malade ? » Ma description pourrait, certes, être bien plus précise, même mieux avancée que cela. Ses vêtements pourraient tomber sur le tapis, mais, à quoi bon m'embêter à faire plus que je ne le devrais ? J'aimerais me le garder, récupérer ma dague, et faire de sa carcasse un mets de Roi pour les loups. Je m'approche de mon cheval, passe une main sur son front, puis sur sa nuque, visiblement, il n'a rien. Ni blessure, ni véritable traumatisme, il est d'un calme presque dépitant. A croire que tout animal sait garder un minimum de sang-froid lorsque les temps sont mauvais. Le détachant du pilon en bois où je l'avais laissé, ma voix s'élève une troisième fois. « Parce que, si c'est bien lui, nous sommes maintenant deux. Alors, à moins qu'les mages se fassent la malle de votre superbe tour, j'pense savoir où il s'est caché. » Moi ? Remettre en doute leurs capacités à garder en cage des hommes ? Jamais de la vie. Ils sont défenseurs de la veuve et de l'orphelin, font couler le sang qu'on qualifiera de magique ou de démoniaque selon la personne. Même chez les mages, des mortels peuvent perdre du bon sens, parfois pire, comme tout villageois, tout Roi, toute jouvencelle, personne n'est à l'abri de succomber au charme étrange de la mort, du pouvoir, et des ténèbres. C'est qu'au royaume noir, on arrête jamais de s'entretuer.

Je dois avouer qu’en lançant ma question, j’ai un instant eu l’espoir de tomber nez à nez avec le mage. Je suis quasi certain que le combat aurait duré bien peu de temps, et il est tout aussi sûr que ma face serait allée goûter le sol boueux une à deux fois lors de l’affrontement, pour finalement plonger ma lame dans le corps du malheureux, et de mettre fin à toute cette histoire. Mais il faut croire que les Trois ne sont pas vraiment en ma faveur en ce moment. Et à la place de l’homme recherché, c’est un parfait inconnu à l’air aussi miteux que l’endroit qui fait son apparition. Le regard qu’il me lance ne me plaît pas beaucoup. A mon tour, j’arque un sourcil en le dévisageant. Malgré le fait qu’il ne montre aucune hostilité à mon égard, je reste sur mes gardes. Hé on n’est jamais trop prudent avec les inconnus. J’aimerai si possible ne pas me retrouver la gorge ouverte à me vider de mon sang dans le fond d’une ruelle malfamée. « Trop aimable, l’ami. Mais je vais la garder encore un moment. » dis-je sur un ton monocorde qui ne trahit aucune émotion. Si je m’amuse à faire confiance au moindre vagabond juste par ses belles paroles et promesses de ne pas attenter à ma vie, je risque de ne pas faire long feu. Pas un seul instant, je ne détache mon regard de l’homme. Je le fixe durement, resserrant ma prise sur la poignée de mon épée. « Et à quoi cela t’avances-t-il de savoir si je suis à la recherche de ce mage ? » questionné-je en fronçant les sourcils. Alors quoi, il compte me dire qu’il l’a vu, et qu’en échange de quelques pièces il va m’indiquer l’endroit où se terre mon homme ? Qui est-il ? Un vulgaire chasseur de tête ? Un simple voyageur de passage dans ce trou à rats ? Remarquez, il se fond bien dans le paysage le bougre. Certainement mieux que nous autres Templiers, en tout cas. Je peux déjà imaginer les ragots qui courent dans le village à cause de notre présence ici. Il est coutumier qu’ils se mettent à penser que le si gentil fils de leur voisin est en réalité un mage et que nous sommes là pour l’emmener. Il n’est pas non plus rare que pendant certaines escapades de ce type, quelques miséreux accusent à tort une brave fille du coin d’être une satanée sorcière, dans le simple espoir de se voir récompensés par une poignée de pécunes. Il est désolant de voir à quel point les gens sont prêts à vendre autrui dans le but de s’enrichir. Et c’est encore pire de savoir qu’ils ont réellement besoin de monnaie pour subvenir aux besoins de leurs familles. L’homme ne dit pas clairement ce qu’il attend de moi. Il semble simplement décidé à traquer le mage pour d’obscures raisons. Il est simplement hors de question qu’il m’accompagne. « Je vais me contenter d’entendre ce que tu sais à propos du mage. » je suis certain que cette réponse ne va pas lui plaire. Il a l’air déterminé. Alors qu’il se hisse sur son canasson, je talonne le mien pour qu’il aille se placer devant l’inconnu, lui barrant ainsi la route. La chasse aux mages n’a rien d’un jeu, et c’est le pain quotidien des Templiers. Les gens extérieurs n’ont pas à interférer dans notre travail, encore moins si c’est pour se mettre en danger face à des individus aussi dangereux. Je plisse les yeux en le fixant. « Cet homme est dangereux. C’est le devoir des Templiers que de s’occuper de son sort, pas celui d’un quidam. » D’accord, ce type n’a pas l’allure d’un simple fermier, et a encore moins l’air d’être quelqu’un qui soit sans défense. Mais a-t-il la moindre idée de ce dont est capable un mage de sang ? Tout ce qu’il va réussir à accomplir en se lançant à ses trousses, c’est à se faire tuer, et à nous faire tuer. Ni plus, ni moins. Mon instinct me dit que l’inconnu ne va pas être si facile à convaincre. Je doute fort qu’il se contente de livrer ses informations, juste par acquis de conscience. Mais ça ne coûte rien d’espérer, pas vrai ?