« Il n’y a plus rien… plus rien. » C’était les mots que prononçaient sans cesse un jeune gringalet blond qu’il avait recruté alors que ce dernier était en pleine bagarre avec un tavernier. Il avait osé voler de la nourriture. Heureusement pour lui, Lucian s’était trouvé au bon endroit au bon moment et d’un coup de coude avait empêché le vieil homme de lui donner une gifle. Depuis cet incident, il briquait le pont à la moindre petite saleté. Il était maniaque au point d’agacer le capitaine. Cela faisait des jours qu’ils étaient en mer. Cela faisait des jours qu’ils attendaient que le vent soit en leur faveur pour pouvoir avancer, mais il n’y avait rien. Pas de vent. Pas de vague. Lucian s’était surpris à regarder la vaste étendue d’eau d’un air mauvais en grinçant des dents. Ce qu’il appelait maison l’avait-il trahi ? Il avait cette désagréable impression que tout ne pourrait qu’empirer. Il jeta un coup d’œil à Hendrik qui était aussi épuisé que lui et un sentiment de culpabilité lui enserra le cœur. S’il avait su, il serait parti seul pour cette fois. « Le capitaine est fatigué. Il ne sait plus ce qu’il fait. » Ça ne devait être qu’un murmure, mais il l’avait entendu. Ses hommes commençaient à douter de lui. Lucian se posa sur la rambarde en bois et observa le marin qui avait dit ça. Il le regarda de haut, hésitant à lui sauter dessus pour lui planter un poignard en plein cœur. Ça ne serait pas très malin de ta part. C’était le bon moyen pour déclencher une mutinerie à bord de son navire et il ne le supporterait pas. Il fallait qu’il pense à Hendrik. Le pirate se racla la gorge, attirant l’attention du marin. « On doute, camarade ? » Son sourire trahissait une démente envie de l’égorger sur place. Il ne s’était plus battu depuis un petit moment et ça lui manquait. « Je n’aime pas qu’on doute, vois-tu ? Parce que c’est le meilleur moyen d’arriver à sa propre perte. Est-ce que tu fais partie de ces faiblards qui doutent, camarade ? » Il vit le marin hocher négativement de la tête. Lucian était heureux de l’effet qu’il avait produit. Sage petit gars. « Très bien. Alors retourne à ton poste, je nous sortirai de là. » Lui-même n’était pas sûr de cette phrase. Allait-il vraiment réussir à les sortir de là ? Ils étaient affamés, assoiffés et morts de fatigue. Si jamais un autre navire apparaissait et se mettait en tête de les attaquer, ils étaient fichus. Lucian s’écarta de la rambarde en bois et alla prendre sa dernière bouteille de rhum. Il la regarda d’un air triste en songeant qu’ils ne prenaient jamais assez de rhum sur ce bateau et qu’il allait falloir remédier à ça une fois qu’ils toucheraient terre. Si tu touches la terre de nouveau un jour, Lucian.

Il allait en prendre une gorgée lorsqu’il sentit la main puissante de Hendrik se poser sur son épaule. Il lui faisait un signe de la main, pointant la direction du Nord. Lucian se retourna et leva les yeux. « Il ne manquait plus que ça. » Murmura-t-il pour lui-même. Ce que son second lui avait montré c’était de gros nuages noirs qui arrivaient dans leur direction. Soudainement, une bourrasque fit bouger toutes les cordes et les voiles, faisant également grincer le bois et secoua les deux marins. L’air s’était rafraichi annonçant une tempête. Une horrible tempête à en juger ce qui n’allait pas tarder à arriver. Au loin, les pirates entendirent les grondements de l’orage. Ils fixèrent tous leur capitaine attendant les ordres. Lucian se ressaisit. Ce n’était pas le moment pour lui de faire preuve de couardise, il allait devoir maîtriser ses émotions le temps de la tempête et il devait réussir à les conduire dans un endroit plus sûr. Sur terre ? Allons, Lucian, vous êtes loin de toute terre… tu ne sais même pas où vous êtes réellement. Pas question qu’il en laisse mourir un seul. « Mets-toi à la barre, je vais m’occuper de l’équipage. » Hendrik hocha la tête et alla se placer de dos à la tempête. Ils allaient devoir faire vite. Lucian grimpa sur la rambarde et se tint à une corde. « Bien, camarades, il va falloir s’accrocher et ne pas paniquer. Surtout ne pas paniquer ! Une tempête approche et comme vous avez pu le sentir, le vent avec. Je compte sur vous, chacun sait ce qu’il a à faire. Ce n’est pas la première tempête que nous affrontons, je sais que vous êtes à bout de force, mais n’avez-vous pas envie de retrouver la terre dès ce soir ? Parce que si c’est le cas, le vent qui arrive sur nous va nous y aider ! On se dépêche, camarades ! » Il n’en fallut pas plus à son équipage pour se mettre à l’œuvre. Ils étaient tellement fatigués et affamés que s’imaginer à Yelderhil dans la soirée les motivaient. Lucian aurait aimé être autant sûr qu’eux qu’ils allaient tous rentrés sain et sauf. Il descendit de la rambarde et alla se placer à côté de Hendrik. « Courage, l’ami. » Le ciel était devenu sombre et les premières gouttes de pluie avaient commencé à s’abattre sur le bateau le tout agrémenté d’un orage violent. Le vent qui s’était levé avait commencé à faire bouger l’océan. Des vagues immenses s’abattaient contre la coque du bateau le faisant dévier de sa trajectoire. Hendrik dut user de toutes ses forces pour remettre le navire dans la bonne direction. Lucian s’était avancé pour continuer à donner ses ordres. « Capitaine ! Il est tombé. » Le pirate sauta par-dessus les escaliers et alla jusqu’à son marin mal en point. « Amenez-le en bas, il ne nous sera plus utile sur le pont, je le remplacerai. » Ses hommes hochèrent la tête et il prit sa place. « On ne faiblit pas ! » Avait-il hurlé pour couvrir le bruit de l’orage. Le bateau émit un craquement lorsqu’il réceptionna une vague plus violente que les précédentes. Tout l’équipage était trempé jusqu’à l’os et le pont était devenu glissant. Lucian releva un marin qui était tombé et avait roulé jusqu’à ses pieds. Il redressa la tête et ce fut à cet instant précis qu’il vit l’horreur se passer. Ça ne prit que quelques secondes, mais il ne lui en fallait pas plus pour paniquer. Une voile s’était déchirée, libérant la bôme qui s’abattit sur Hendrik. Lucian n’eut le temps de rien faire, il voyait son camarade rouler au sol inconscient. Le capitaine donna la corde au marin derrière lui et se précipita sur son second. Une énième vague s’abattit sur la coque faisant tanguer le bateau dangereusement. Le corps du pirate glissa un peu plus pour finir par passer par-dessus bord. Lucian sauta à sa suite pour le sauver et…

L’eau froide dégoulinait sur ses vêtements. Il ouvrit les yeux pour voir Hendrik, il avait un air goguenard sur le visage et un seau à la main. « On cauchemarde mon capitaine ? » Lucian mit plusieurs secondes avant de réaliser où il était. Il n’était pas sur son navire, Hendrik était avec lui, le visage rayonnant et au loin, il entendait les rires gras de vieux bandits. Yelderhil. Le pirate se redressa et posa une main sur son épaule. « Un pirate ne fait jamais de cauchemar. Un pirate ne rêve pas et s’il rêve c’est simplement d’or, Hendrik. Retiens ça. » Et un pirate n’était jamais honnête. Jamais. Il lui fit un clin d’œil et tituba jusqu’à la taverne. Un bon verre de rhum pour faire passer cette soudaine frayeur. Voilà qu’il s’inquiétait pour son second maintenant.