Il faisait toujours froid dans les contrées de Forteterre. D'autant plus lorsque la neige tombait doucement comme ce matin là. La jeune fille pourtant ne semblait pas craindre le froid. Montée sur les remparts pour y réfléchir, Kyra fixait Pestebois distraitement. A 12 ans à peine, la jeune Blackwood avait une posture et une attitude d'une rigidité toute martiale. Le dos droit, elle réfléchissait à la direction que devait prendre sa vie... Vaste sujet. Son père, le SEIGNEUR Blackwood, avait depuis longtemps abandonné de produire un héritier mâle. Il avait fait contre mauvaise fortune, bon coeur après la naissance de la troisième de ses filles et entreprit d'élever les trois demoiselles comme de parfaits damoiseaux. Kyra s'était montrée particulièrement douée pour cela. Vive comme une anguille, le pied leste, elle compensait sa faible carrure par une agilité impressionnante et un esprit affûté. Son père lui avait fait part de sa décision de l'envoyer rejoindre la Garde des Ombres lorsque le moment opportun se présenterait. Les natifs de Forteterre connaissaient la nécessité d'entretenir une Garde forte. On faisait les sacrifices qui s'imposaient pour s'assurer de ne pas devoir en faire de plus grands, plus tard. Le jour où l'Engeance reviendrait. Parce qu'elle reviendrait... Ceux qui grandissaient dans les splendeurs glacées du Nord n'en doutaient pas. Les Nains l'avaient payé trop cher pour qui que ce soit à Forteterre l'oublie. Alors oui, Kyra avait grandi avec la certitude de devoir rejoindre la Garde des Ombres un jour quand sa présence serait requise. Mais elle avait aussi été élevée pour prendre la suite de son père en tant que lady Blackwood. Deux destins qu'elle se proposait maintenant de jeter aux orties pour la grâce de l'une de ses soeurs.
Zyra avait toujours fait partie de la famille. Peu importait qu'elle ne fut pas une enfant légitime. Dans le Nord, on se serrait les coudes, en dépit des convenances et des apparences. Les trois gamines avaient grandi ensemble mais Zyra et Kyra, plus proches par l'âge, avaient toujours partagé un lien particulier. Et aujourd'hui... Aujourd'hui, Kyra devait faire un choix. La magie de son aînée s'était révélée quelque temps plus tôt et cette dernière avait décidé de rejoindre la tour du Cercle. Elle irait avec les siens et vivrait une vie de recluse. La question était : que devait faire Kyra ? Suivre le chemin que son père avait tracé pour elle ? Ou en choisir un autre ?
Les yeux clairs toujours rivés sur les frondaisons sombres de Pestebois, Kyra réfléchissait. Elle pensait à ce que pouvait devenir sa vie. Finalement lassée et énervée par sa propre indécision, elle s'arracha à son poste d'observation et descendit dans la cour, sa cape épaisse frottant contre les marches séculaires dans son sillage. En dessous, elle portait des vêtements qui n'auraient pas déparé sur le dos d'un écuyer, mais qui sur une jeune fille de bonne famille, lui donnait l'air de s'encanailler. Avec ses cheveux noirs attachés en catogan, ses yeux clairs et son visage fin, elle cultivait sans le vouloir une allure androgyne. Elle finit par dépasser les limites de la cour seigneuriale descendant vers le hameau. Marcher. Elle avait besoin de marcher. Marcher éclaircirait ses pensées et l'aiderait à prendre une décision. La bonne, elle l'espérait. Elle ne vit même pas les gens qui s'inclinaient, ne réalisa pas un seul instant qu'elle leur rendait leurs saluts et se retrouva un peu à l'écart du village dans un endroit qu'elle appréciait particulièrement.
Ce n'était qu'un bosquet de trembles rassemblés près d'un ruisseau autour duquel on trouvait quelques rochers de belle taille. Un adulte serait passé sans même le remarquer. Les gamins du coin en revanche en avaient tout de suite saisi le potentiel ludique. Les rochers étaient devenus des forts, les trembles un endroit où se dissimuler et le ruisseau lui-même offrait un coin de baignade irrésistible quand le climat se réchauffait suffisamment pour envisager d'y tremper les orteils. Kyra comme ses soeurs y avaient passé un certain nombre d'heures lorsqu'elles parvenaient à échapper à la surveillance de leurs parents et de leur nourrice. C'était l'endroit parfait pour considérer les choix qui s'offraient à elle. S'asseyant à l'abri de l'un des grands rochers, la gamine se recroquevilla à l'intérieur de sa cape, le menton sur les genoux, l'air buté.
Prends une décision, Kyra. Et prends-la VITE. Ta soeur n'a pas l'éternité avant de partir. Elle réfléchissait en mâchonnant sa lèvre inférieure lorsqu'un bruit connu interrompit ses réflexions. Un cheval approchait. Quelqu'un venait la déranger. Mais qui ? Les rares paysans qui possédait des bêtes de trait avaient leurs propres abreuvoirs. Les chevaux du château avaient leurs écuries... Le mystère était suffisamment épais pour qu'elle daigne sortir de sa cachette. Elle en émergea donc avec prudence, préférant rester sur ses gardes pour découvrir un énorme cheval de guerre. Sur le dos duquel était juché un homme en armure rutilante. Lequel laissa échapper une exclamation de surprise.
"Oh ! Qui va là ?!" Kyra se rengorgea. Pour qui se prenait ce maraud ? Il débarquait sur les terres de sa famille et se permettait de poser des questions comme s'il avait été le seigneur local.
"Il me semble que c'est à moi de vous poser la question, mon brave." La chose sembla amuser son interlocuteur au delà du raisonnable. A tel point qu'il se permit même de laisser échapper un ricanement.
"Eh bien, me voilà pris. Pardonnez-moi, Ma Dame, si je vous ai offensée mais on ne m'avait pas prévenu que les natifs de Forteterre avaient l'habitude de jaillir du sol. Je m'appelle Charles et j'appartiens à l'ordre des Templiers. Et vous êtes... ?" "Kyra Blackwood." "Une des filles du seigneur Blackwood ?" "Parfaitement." "Eh bien votre Grâce, peut-être auriez-vous l'amabilité de me dire si votre père offrirait le gîte et le couvert à un Templier en mission ?" "Suivez-moi." Kyra réalisa qu'elle n'avait plus besoin de réfléchir. Sa réponse venait plus ou moins de tomber du ciel. Restait maintenant à l'annoncer à son géniteur...
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Il y avait une lettre sur son lit. Une lettre qu'elle n'avait jamais terminé et qu'elle n'avait jamais pu envoyer. Elle était adressée à ses parents et à la plus jeune de ses sœurs, Alceste... Lady Blackwood depuis la mort de leurs parents. Deux de ses destinataires avaient trépassé renvoyant la lettre à un bout de parchemin gribouillé, dénué de sens. Kyra ne manquait pas de noter l'ironie de la situation en empaquetant ses affaires. Elle n'avait jamais été très douée pour faire des excuses et les seules qu'elle avait réellement voulu formuler, eh bien, la Faucheuse lui en avait ôté à tout jamais l'occasion. Elle doutait qu'Alceste soit intéressée par ce que son aînée, cette tourne casaque, avait à lui dire. Sa cadette devait avoir du travail par dessus la tête. Pourtant, la missive restait là sur le matelas sur lequel elle avait dormi pendant ses années d'apprentissage...
Ses années d'apprentissage. Elle avait rejoint le monastère avec Charles, au mépris des protestations familiales, alors que Zyra partait pour la Tour. Elle avait suivi la formation avec application et un certain talent. Même si elle le savait, l'éducation martiale de son père lui avait probablement donné une certaine longueur d'avance sur ses compagnons issus de la paysannerie. Cet avantage lui avait permis de rattraper le retard avec lequel elle était entrée au monastère.
Vingt-deux ans, la vie devant elle et un serment dont elle ne pourrait - et ne voulait - pas se défaire. L'interdiction formelle d'être autre chose qu'une guerrière au service de la Tour. Une membre de la force armée qui protégeait le monde contre les dangers de la magie noire. Une place parfaite pour une Blackwood. Sa famille devait tant de pertes aux pratiquants de la sorcellerie.
Elle se tourna vers l'armure rutilante posée un peu plus loin. Celle qu'elle enfilerait pour rejoindre son poste. Celle dont elle n'avait pu détacher les yeux pendant toute la cérémonie. Celle qui symbolisait toutes ses années d'efforts et son sacrifice. Celle aux pieds de laquelle étaient posées ses armes. Une épée longue et un bouclier. Sa combinaison fétiche. Armée ainsi, Kyra était une combattante presque inopposable. Si on ajoutait à cela sa capacité à dissiper à magie, commune à tous les Templiers, ses ennemis avaient du soucis à se faire.
"Tu devrais arrêter de la regarder comme ça... Si quelqu'un te surprend, l'aumônier pourrait décider de te faire un sermon sur l'humilité." Elle sursauta en entendant cette voix. Elle ne l'avait pas vu depuis des années. Lorsqu'elle se retourna, ce fut pour lui adresser un sourire lumineux.
"Charles !" L'homme vieillissant lui rendit son sourire et les deux guerriers s'empoignèrent l'avant-bras pour se saluer.
"Bonjour Kyra. Mes félicitations." La jeune femme hocha la tête, flattée par son mentor qu'elle n'avait pas revu depuis des années et pour lequel elle avait toujours le plus profond respect.
"Toujours à écumer Kahanor à la recherche de recrues ?" "Et à extirper le Mal" confirma Charles, d'un hochement de tête.
"Mais je vois que la relève est assurée." "Je pars pour la Tour ce soir." "Un long voyage..." Ce fut au tour de Kyra de hocher la tête puis de se retourner vers son paquetage alors que l'homme s'asseyait sur son lit, ramassant le parchemin au passage.
La vie privée n'existait pas au Monastère. Les écuyers étaient complètement à la merci de leurs mentors et Kyra ne fut pas surprise de voir Charles lire le pli en fronçant les sourcils.
"Kyra..." "Charles ?" "Tu sais que tu as laissé cette vie-là derrière toi n'est-ce pas ?" La jeune femme se redressa, comprenant qu'une nouvelle fois, le destin lui apportait sa réponse sur un plateau d'argent. Pour une personne qui n'avait jamais été particulièrement dévote, Kyra savait tout de même reconnaître les interventions d'une autorité supérieure quand elle les voyait.
"Je sais. Je me préparais juste à m'en débarrasser..." Attrapant le pli des mains de son mentor, elle se dirigea vers la cheminée pour le livrer aux flammes, regardant les fibres être dévorées par les flammes. Sa rupture avec sa vie d'avant était à présent complètement consommée.
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La jeune femme franchit les portes de la Commanderie d'un pas pressé, l'air inquiet. On ne convoquait pas les Templiers dans le bureau du chef de l'Ordre sans une bonne raison. Elle avait vu Zyra un peu plus tôt dans la journée et elle savait que son aînée se portait bien. Elle se préparait même à la Confrontation d'un de ses apprentis. Elle semblait pratiquement sûre que le jeune homme ferait merveille. Ce ne pouvait donc pas être à cause d'elle qu'on l'avait mandée. Mais alors pourquoi ? Pour quelle raison ? Elle-même n'avait brisé aucune règle. Son comportement était considéré comme exemplaire. Pour autant, il lui était déjà arrivé d'être la cible de fausses accusations. Des gens jaloux il y en avait toujours, même au sein de l'Ordre. Devrait-elle encore affronter de nouvelles diffamations de la part d'un soupirant éconduit ou d'un collègue jaloux qui doutait de sa fidélité à l'ordre parce que sa soeur était Mage ? Elle entra dans la pièce, prête à tout. Ou du moins le pensait-elle...
Le Commandant n'était pas seul. Autour de lui étaient rassemblés plusieurs anciens. Des guerriers endurcis, Templiers ou Gardiens. Tous, hommes comme femmes, avaient, placardé sur le visage, une expression que Kyra trouva inquiétante à la seconde où elle l'aperçut. Celle des mauvaises nouvelles. Celle qu'on réservait d'ordinaire lorsque la Magie du Sang ou pire étaient impliqués. Qu'est-ce qui se passait ? Elle voulait savoir.
Son inquiétude dut se percevoir au fond de ses yeux clairs puisque d'une pression de la main l'un de ses mentors l'invita à s'asseoir. Il y eut un moment de silence alors que ses aînés se concertaient. Puis l'une des femmes, une des chasseuses de mages noirs, l'une de celles qui passaient le plus de temps à l'extérieur, Kyra ne se rappelait plus son nom, prit la parole.
"Tu te rappelles ce qui devait se passer aujourd'hui, Kyra ?" La Nordique la regarda avec étonnement. La Templière la prenait-elle pour une imbécile ? Evidemment qu'elle connaissait son attribution. Ce n'était pas parce qu'elle était jeune qu'elle était complètement ignare. Ravalant son orgueil, la jeune femme hocha la tête. L'autre guerrière parut satisfaite. Elle soupira, passa une main calleuse dans ses cheveux puis continua.
"L'apprenti de Zyra a passé sa Confrontation. Mais... le garçon était soupçonné de duplicité. Tu sais comme ta soeur y était attachée..." Kyra avait peur de comprendre. Il était arrivée quelque chose à Zyra. Elle avait voulu protéger celui qu'elle pensait être un innocent et il s'était retourné contre elle. Elle avait pu être blessée ou pire.
"Elle n'a pas voulu entendre raison et quand... Quand nous avons pris les mesures qui s'imposaient, elle s'est rebellée. Kyra. Ta soeur est une Mage du Sang"Kyra mit quelques minutes à encaisser l'information. Sa soeur. Une Mage du Sang. Non ce n'était pas possible. Elle l'aurait vu. Elle l'aurait senti. Elle observait et connaissait Zyra depuis suffisamment longtemps pour savoir que sa soeur était dépourvue de la moindre duplicité. Emotive et emportée peut-être mais pas maléfique. L'expression de son visage sembla soulager les gens présents dans la pièce et c'est alors qu'une autre révélation la frappa. Ils ne l'aviaent pas convoquée pour l'avertir de ce qui venait de se passer. Ils l'avaient convoquée pour savoir si elle était complice. Complice d'une Mage du Sang. Sa propre soeur. Zyra était une bâtarde mais le sang Blackwood coulait dans ses veines. Comment pouvait-elle oser ? La colère remplaça le choc.
"Je comprends. J'imagine que je dois prendre des dispositions pour ses funérailles. Permettez-moi de contacter notre plus jeune soeur." Elle voulut se lever mais une main ferme l'en empêcha.
"Zyra n'est pas morte. Elle a profité de l'effet de surprise pour s'échapper. Nous devions t'annoncer ce qui s'était passé et que désormais ta soeur était une mage traquée. J'espère que tu comprends." Kyra comprenait. Elle comprenait parfaitement que son propre sang l'avait trahie. Les yeux clairs se rivèrent à ceux du Chevalier-Commandant alors qu'elle mettait un genou en terre.
"Chevalier-Commandant. Je requiers de vous une faveur. Laissez-moi traquer Zyra. Laissez-moi lui apporter la sentence moi-même." Son supérieur la considéra un moment avant de prendre la parole.
"Et pourquoi, de tous les Templiers, te crois-tu la mieux placée pour cette tâche, Kyra ?" "De tous les Templiers, Seigneur, je suis celle qui la connaît le mieux. Je suis la plus coupable. Je dois expier mon erreur." "Tu es aussi la plus perméable à ses arguments... La plus susceptible de faire preuve d'une pitié déplacée..." "Non. Il n'y aura pas de pitié pour Zyra. Si j'ai renoncé à faire partie de la famille Blackwood, leur sang coule encore dans mes veines et nous avons envers les mages noirs une dette que je compte bien rembourser." Les yeux bleus de Kyra avaient l'éclat de la glace. Le Chevalier-Commandant sourit.
"C'était ce que je voulais entendre."_______
Juchée sur son cheval, quelques jours plus tard, Kyra était moins sûre de ses paroles. Pourtant, elle n'avait pas le choix. Zyra était son erreur. Inscrite en lettres de sang dans sa chair. Peu importait ses sentiments pour sa soeur. En choisissant de se rebeller, Zyra avait trahi toute sa lignée. Et tous ceux qui se mettraient en travers du chemin de la Templière deviendraient des dommages collatéraux...