Parfois, elle le trouve bien impertinent. Lui imposer sa dernière lubie comme dame de compagnie ? Mère, j'ai fait nommer une nouvelle dame de compagnie à votre service. Pourquoi donc, a-t-elle demandé. Des dames de compagnie, elle en a. Beaucoup. Bien trop à son goût. Bien trop de dames aux petits soins avec elle, lui appliquant chaque jour une savante dose de miel et de sucre depuis la mort de son époux. Ces jours passés, elle n'aspire qu'à un peu de calme, un peu de solitude, comme un abri secret où elle n'aurait pas à être Sa Majesté la Reine. Alors pourquoi ? Sa bouche n'a rien avoué, bien sûr. Elle est fraîche et d'agréable compagnie, vous verrez, Mère. Mais la réponse, la vraie, est venue, claire comme de l'eau de roche, dans l'air gêné et le regard prompt à fuir de son fils.

Aurore Hawklin. Rien que le nom a froissé les traits de son pâle visage, mécontente. Halbarad semble entiché, attaché. Mais son coeur inquiet craint que les mains de Phineas n'aient noué ces liens-là. De telles manoeuvres sont plus qu'envisageables, plus que probables de la part de la Main du Roi. Et depuis quelque temps, lord Stormrage et ses vassaux attisent tout naturellement sa méfiance. Pourtant, les semaines passent et ses informateurs lui assurent que la jeune Hawklin n'est pas en contact avec Phineas, Ysmira ou n'importe quelle personne de leur clique. Par prudence ? Peut-être bien. Et les semaines passent, et la reine veuve ne parvient pas à trancher si oui ou non, elle doit accéder aux demandes implicites de son fils. Elle aimerait, oui, sincèrement, qu'il trouve une amie assez forte pour l'aider à porter le poids de cette royauté qu'elle-même a partagée avec feu Halbarad. Mais ... les ennemis sont partout, l'avidité grouille sous les belles robes et les riches manteaux des nobles. Chaque main tendue peut tenir un poignard réclamant le sang et le meurtre.

Alors les jours passent, s'écoulent. Eleonore garde lady Aurore à son service, mais elle ne l'approche pas, jaugeant de loin la jeune fille. Elle entend les médisances et les ragots, les attaques voilées d'un sourire et les rires fourrés de fiel dont on accable la native de Terremer. La favorite du Roi. Et jusqu'ici, elle n'a rien fait face à ces injustices qui lui rappellent celles qu'elle a vécues lorsqu'elle arriva d'Elaven, toute jeune adolescente pas vraiment femme et déjà fiancée au futur Roi. Il y a comme un écho du passé dans ce que vit Aurore, mais l'indignation d'Eleonore a beau grandir, elle hésite à trop compatir. Elle retient sa compassion comme on retient son souffle.

Dans les jardins où elle s'est installée en compagnie de ses dames, elle effeuille quelque royal document, informations d'un tel ou demande d'un autre. Arcturus Brandstone lui envoie des lettres de la Tour, par exemple, lui contant leur quotidien. L'envie d'Halbarad d'améliorer la situation des Mages la ravit, lui prouvant quel grand Roi il fera. Contre le parchemin, la pointe de sa plume gratte et froisse à peine le silence qui l'entoure. Et elle est à la moitié de sa réponse lorsqu'elle sent un regard sur elle. Doucement, Eleonore relève la tête, ses cheveux blonds relâchés venant cascader sur son épaule.

Toutes ses dames de compagnie sont occupées à un ouvrage ou à un livre quelconque. Toutes sauf la jeune Hawklin qui l'observe, pensive. De la main, elle l'invite à la rejoindre, et elle ne peut s'empêcher de sourire avec sa coutumière gentillesse lorsqu'elle perçoit la gêne qui s'accroche aux chevilles de la brune.

(aurore) Votre Majesté.
(eleonore) Relevez-vous, lady Aurore, lance-t-elle en quittant elle-même sa chaise. J'ai envie d'un peu de marche. Souhaitez-vous m'accompagner ?

Voyant sa maîtresse se détourner de ses dossiers, Lyssa se précipite sur la pochette de cuir fin et y rassemble les documents d'Eleonore avec toute la diligence du monde. Et à deux pas derrière elle, Alvin s'est automatiquement posté, fidèle ombre protectrice.

(eleonore) Avez-vous déjà pu visiter les allées bordées d'orangers ? Puis, voyant que les autres dames font mine de vouloir les accompagner, elle les congédie avec une autorité toute en politesse et en élégance : Ca ira, mes dames, n'interrompez pas vos ouvrages pour nous. Le chevalier mon frère saura parfaitement nous protéger.

La jeune Hawklin balbutie quelques mots et cette maladresse la rend presque touchante. Presque. Parce qu'ici, c'est Aubétoile, c'est le palais royal. C'est la cour royale. Une cour remplie de vipères, de faux-semblants et de coups plantés dans le dos. Alors Eleonore se demande si elle l'intime vraiment, ou c'est seulement une manoeuvre pour l'amadouer. L'affection d'une Reine, ou même simplement son influence, est un avantage certain lorsque ladite Reine est régente. L'aînée de la dernière génération Tilney n'est que trop consciente du pouvoir considérable qu'elle a gagné, bien malgré elle, et des avides que cela lui attire. Ces derniers jours, des nobles ambitieux ont trop tenté de tirer sur sa fibre maternelle pour qu'elle ne s'en méfie pas.

(aurore) Pas encore Votre Grâce. Mais j'ai quelques fois put admirer le travail de vos jardinier sur les rosiers que ces jardins possèdent en compagnie de votre fils.

Elle acquiesce d'un sourire, vaguement amusée par le romantisme de son fils qui ressemble tellement à son père. Feu Halbarad l'avait également menée voir les rosiers, peu après leur mariage. Plus tard, il avait avoué vouloir l'amadouer et apaiser ses rancunes à la vue des délicates roses qui faisaient la fierté des jardiniers d'Aubétoile. Tel père, tel fils, dit-on.

Le silence les drape sans que ça ne semble déranger Eleonore. Inspirant profondément, elle s'emplit de l'odeur piquante des orangers, de la fraîcheur dispensée par les fontaines et des senteurs délicates qui s'épanouissent à travers les jardins d'Aubétoile, portées par le vent d'ouest. A ses côtés, elle remarque à peine le pas léger d'Aurore qui s'accélère pour la porter à sa hauteur.

(aurore) Je m'excuse auprès de sa Majesté si ma présence auprès d'elle la froisse.
(eleonore) Pourquoi votre présence me froisserait-elle ? demande-t-elle avec une innocente toute feinte.

Nombreuses sont les personnes à ne voir en elle qu'une épouse et une mère, oubliant qu'elle est épouse de Roi et mère de princes. Et si son père, lord Elric Tilney, n'avait pas envisagé pour elle le trône et la couronne, il n'en avait pas moins veillé à façonner son intelligence avec autant de soin qu'il aiguisa l'escrime de ses frères. Alors, un peu curieuse, elle se demande si la jeune Hawklin a assez de clairvoyance et assez de jugement pour assembler les pièces du puzzle et conclure qu'elle n'est pas dupe des manoeuvres de son fils.

(aurore) J'ai eu vent que cette décision ne venait pas de vous, ainsi j'espère qu'elle ne vous dérange pas.
(eleonore) Croyez-moi si je vous confie que le choix de mes dames de compagnie est rarement de mon fait, sourit-elle.

Pourtant, elle plaisante à peine. Le choix de sa cour est conditionné par tant de choses qu'elle ne peut pas affirmer sans mentir qu'elle a choisi ses dames de compagnie. Il y a la nécessité d'accorder des faveurs à ses alliés (et parfois, mieux vaut prendre la fille comme dame de compagnie que le fils à un poste quelconque), le besoin de surveiller les gens, d'établir un fragile équilibre entre ses amis et ses ennemis (garder ses amis près de soi et ses ennemis encore plus près n'est pas qu'une expression chez Eleonore). Et définitivement, il est impossible de dire que ses dames de compagnie sont toutes de son choix.

(eleonore) Si cela avait été le cas, continue-t-elle en s'engageant dans une allée bordée d'orangers : Je n'aurais guère autant de dames à mon service. J'ai des goûts plus modestes.

Tant de pies, de bavardages qu'elle estime à la fois superficiels et stupides. Parfois elle rêverait de s'en débarasser d'un revers de la main et de revenir à l'époque où ses compagnons de jeu se limitaient à Alvin, Dezial et Eol. La belle époque que l'enfance. En ces temps bienheureux, ils étaient tous persuadés de tenir le monde (leur monde) dans le creux de la main et que rien ne pourrait le leur voler.

(eleonore) Mais plutôt que vous me présentiez des excuses, c'est à moi de vous en présenter en lieu et place de mon fils. Son attitude fort cavalière a dû vous attirer l'animosité de bon nombre de ces dames. Je me trompe ?

Eleonore est même persuadée d'avoir raison. Après tout, elle aussi a essuyé de pareilles mesquineries lors son arrivée à Aubétoile. La seule différence était que fiancée d'Halbarad Ier, sa place était assurée. Ce qui est loin d'être le cas de celle qu'ils nomment tous avec amertume l'aiglonne du roi.