Nysen, 7 ans.« Maman, maman, maman, maman ! » En moins de trois secondes, je suis à ses jambes, et la porte d'entrée n'est plus qu'un vague souvenir entrebaîllé derrière moi. D'une main, j'attrape le pan d'une de ses manches, tirant frénétiquement dessus comme si le monde allait s'écrouler d'une seconde à l'autre, sans crier gare, sans même chercher à nous prévenir.
« Mamaaaaan ! » Ma voix s'étire, elle se glisse et emplit bien fort la petite pièce dans laquelle nous nous trouvons. Je sais qu'elle a horreur de ça. Je sais bien qu'elle n'aime pas, quand je l'"ennuie comme ça", comme elle me le répète souvent. Qu'elle n'aime pas quand je viens l'embêter, au lieu d'aller jouer plus loin. Mais cette fois c'est important. Les autres fois aussi, ça l'était - mais aujourd'hui, ça l'est encore plus. Gonflant les joues, faisant mine de ne pas entendre ses soupirs agacés, je tire à nouveau, une fois, puis deux, puis trois - et encore une fois, jusqu'à ce qu'elle réagisse enfin et tourne la tête vers moi.
« Par tous les vents, qu'est-ce qui t'arrive encore, Nysen ? » Laissant apparaître presque toutes mes dents, je lui tends un peu trop fièrement le trésor enfoui dans mon autre main, m'attendant à quelques éclats d'admiration de sa part - mais c'est juste un autre soupir excédé qui accueille ma trouvaille. Elle jette à peine un regard au petit instrument de terre cuite dans ma main, baissant plutôt ses yeux vers les miens sans plus les regarder, et ses lèvres restent résolument closes, pincées dans une position étrange qu'elle m'adresse bien trop souvent. Devant son silence, je bombe pourtant le torse, faisant gigoter un peu ma main devant elle, persuadé que si elle n'éprouve pas une certaine fierté en voyant ma prise, ce doit être parce qu'elle ne l'a pas bien vu. Tremblant légèrement dans l'air qui nous sépare, je le porte à out de bras, l'approchant un peu plus d'elle pour qu'elle puisse mieux l'observer, mais la surface de son visage ne bruisse même pas.
« C'est un ocarina ! » Comme la plus extraordinaire des révélations, comme si je lui avouais la plus belle des découvertes. Face à moi, elle cligne des yeux, son souffle chaud quittant l'abri de ses narines pour claquer contre mes doigts froids.
« J'ai vu. » Et c'est tout ? Perplexe, mon sourire toujours tiré malgré son absence de réaction, j'attends péniblement la suite, une suite qui malheureusement ne voit pas le jour. Mes commissures tendent à se baisser, bien vite suivies par ma main, hésitante malgré elle, malgré moi. Dans mes doigts, devant mes yeux, ma joie se mue trop rapidement en incompréhension et, fronçant les sourcils, j'essaye de reprendre un peu le fil de la conversation, qui m'échappe cruellement.
« Il est beau, non ? T'as vu toutes ces jolies décorations dessus ? Il est bien plus joli que tous les autres que les autres traînent avec eux ! » Haussant la voix, je ne déclenche en elle ni amusement ni exclamation, juste une sévérité qui commence à pointer sur le bout de son nez, alors que le petit feu se met à crépiter derrière elle.
« Où est-ce que tu as trouvé ça ? » En guise de félicitations, c'est une question assassine qu'elle m'adresse, mais je fais mine de ne pas l'avoir entendu. Tournant rapidement sur mes pieds, je lui donne à voir mon dos, alors que je m'éloigne d'elle d'un pas, puis de deux.
« J'aurais jamais pensé qu'on pouvait faire de la musique avec un morceau de terre... enfin pas de la terre, de l'argile je crois... je sais plus tr- » « Nysen, où est-ce que tu as eu ça ? » Malgré la dureté qui implose au creux de sa gorge, elle n'élève pas trop la voix, même si je sais exactement pourquoi. Qu'à cela ne tienne, je me retourne d'un bond vers elle, prenant l'instrument au creux de mes deux mains.
« Pas "ça", c'est un "ocarina" j'ai dit. Et puis je ne l'ai pas "eu", je l'ai gagné ! Et encore, tu ne l'as pas encore entendu jouer ! » Avant qu'elle n'ait le temps d'écarquiller les yeux, je porte le petit monde de terre à mes lèvres, soufflant presque de toutes mes forces dans le petit orifice verni. Des sons ont vite fait d'en sortir, mal assortis, désaccordés, je ne sais pas trop, je ne suis pas un musicien très talentueux. Mes doigts gigotent de part et d'autre du petit instrument, modifiant le bruit qui s'en échappe de façon signifiante. C'est joli, quelque part. Un peu comme certaines pièces de papa - "très original" comme disent les gens, quand ils voient ses petits coffrets de bois. C'est "très original", ce sifflement qui en sort. Mélodieux, peut-être pas, mais je continue tout de même d'en jouer, m'éloignant à grand pas de maman, alors qu'elle crève de nouveau l'air de sa voix ferme.
« Nysen ! Arrête ça tout de suite ! » Sans l'écouter, je continue mon petit spectacle, reprenant malhabilement mon souffle entre deux notes un peu fausses.
« NYSEN ! Arrête, tu vas r- »Le crépitement du feu se fait plus fort dans la pièce, assez pour que je l'entende entre deux inspirations et, plutôt que de courir vers moi, maman se précipite vers son pot en fer, le retirant vivement du foyer avant que la mixture qu'il contient ne dégorge partout. Maman peste entre ses lèvres, je l'entends distinctement, l'instument pend au bout de mes doigts. Il n'y a plus que le bruit des buches fraîchement éteintes qui s'élève dans l'air - ça, et celui de mes tampes, qui claquent dans ma tête. Droit comme un piquet, je la regarde s'affairer près du foyer, toute son attention s'étaitn définitivement détournée de moi. Sans un mot, elle vient couvrir le pot en fer d'un linge couleur de sable, et en transvide ce qu'il contenait dans un grand bol de terre. Mes yeux se baissent vers l'ocarina d'argile, soudainement plus lourd entre mes doigts, et il n'y a que la voix innatendue de maman qui me fait relever la tête.
« Tu étais obligé de jouer aussi fort ? Ta soeur va- » Le bruit crachottant d'une toux grasse la coupe en pleine élan, et elle reste figée quelques instant, la tête tournée vers le petit couloir qui mène aux autres pièces, tout comme la mienne. Elle ne s'arrange pas, la toux d'Isia. Et ce n'est pas un de ces mélanges bizarres qui va la soigner. Sa toux s'étale longuement, comme un flaque d'eau sur un rocher incliné et, lorsque je tourne de nouveau le visage vers maman, je ne vois que ses deux yeux clairs qui me fixent sans dire un mot. Elle a l'air fatigué, plus que d'habitude. J'ai envie de marcher vers elle, mais je sais qu'elle m'évitera. Parce qu'elle n'a "pas le temps". Parce qu'elle doit "s'occuper d'Isia". Ou juste parce qu'elle ne veut plus de moi. Je pourrais rester des heures à la fixer sans broncher, tout comme elle le fait, mais un nouveau râclement guttural perce dans l'air, et maman retourne rapidement à son fourneau.
« Je pourrai jouer avec elle, après ? » Même si je connais déja la réponse, je ne peux m'empêcher de poser la question, espérant peut-être que pour une fois, elle répondrait autre chose.
« Isia doit se reposer. Plus tard peut-être. » Des mots que je connais par coeur, des paroles que j'ai appris à ne plus entendre. Manquant de lâcher mon dû par inadvertence, je continue sur ma lancée, peu enclun à abandonner aussi vite, même si je n'y manquerai pas.
« Et aller lui jouer un morceau, alors ? » Je dois attendre que la mixture soit entièrement transvasée pour que maman me réponde enfin, même si l'attente ne valait absolument pas ces quelques mots soufflés sans émotion.
« Ecoute, Nysen, pourquoi tu n'irais pas voir ton père, un peu ? » Cette fois, c'est moi qui renâcle en détournant les yeux.
Papa travaille, il n'a pas le temps pour moi. « Non ? Alors va jouer un peu dehors, ça te fera du bien. » Et sans me jeter un regard, elle s'éloigne avec son grand bol, ses pas glissant sur le sol de la maison. Ne reste plus que moi. Moi et cette boule de terre froide dans ma main. Moi et le silence comme seul ami.
Nysen, 8 ans.Dans mes oreilles, je l'entends encore. Mes pieds ont beau cogner sur le sol, je n'y prête même plus vraiment attention maintenant. Ca doit faire de longues minutes, non, des heures que j'arpente les ruelles de Hurlevent, sans parvenir à capter sa silhouette. Il devrait être là, je sais qu'il le devrait. Il est toujours là, de toute façon, là ou ici, ici ou là, à traîner dans les petites ruelles de la ville. Toujours là. Toujours. Sauf aujourd'hui.
Sauf hier. Mon coeur tambourrine dans ma poitrine, à cause de l'épuisement, à cause de la peur, à cause d'un peu tout, en fait. Déglutissant difficilement, ce sont mes pas qui se font de plus en plus rapides, se transformant en une course loin d'être bien assurée, mon regard se perdant sur les visages flous qui m'entourent, sans réellement savoir où je vais vraiment. Il n'était pas là. Pas au point de rendez-vous. Pas là où je le croise tout le temps, pas là où nos chemins se rencontrent, pas là où nous nous retrouvons toujours. Il n'y avait que moi ces derniers jours, moi et le vide déchirant d'une occasion manquée. Est-ce qu'il a vraiment décidé de me laisser de côté ? La pensée est cruelle, assassine et, d'un coup sec, je m'arrête en pleine ruelle, manquant de percuter violemment une femme peu réellement vêtue. M'excusant brièvement, mes yeux s'attardent à peine sur sa silhouette, tandis que mes jambes reprennent machinalement leur course, mon esprit totalement accaparé par les quelques mots qui se gravent en moi comme écrit à l'encre de feu.
A force, je vais même plus te dire où j'vais. Combien de fois me l'a-t-il répété ? Combien de fois s'est-il servi de cette menace pour essayer de me calmer ? Une fois, trois fois, dix fois, je n'ai pas compté - mais il faut croire que c'était une fois de trop. Le coeur battant, l'esprit embrumé, je ne sais même plus ce que je regarde, ce que je cherche. Et s'il était vraiment parti ? Aucun moyen de le savoir vraiment, j'ignore où trouver sa maison, sa famille, ses parents. Son nom, il me l'a bien dit une fois, mais comment le retrouver avec ça ? Pellard... Pellame... Pellavan, ou quelque chose comme ça. Ma course ralentie de nouveau, je jette un coup d'oeil aux bâtiments qui m'entourent. Les ruelles sont étroites, le vent s'engouffre avec violence dans le peu d'espace à disposition, comme pour essayer de chasser plus loin l'atmosphère lourde qui y dort. Je ne crois pas avoir déjà vu ce quartier, pas même avec lui à mes côtés. L'air est presque étouffant, le sol est crasseux, à l'image des visages qui haussent à peine un sourcil en me voyant approcher. Grimaçant, j'approche d'un groupe de quelques silhouettes, faisant claquer ma voix en arrivant à leur hauteur.
« Pellavan. Vous connaissez un Pellavan ? » Succession de visages indécis, et c'est ma course qui reprend. Cette question, je dois la poser une centaine de fois, alors que mes jambes tremblantes parcourent les ruelles sans grande distinction, se contentant juste d'avancer, pour ne pas se laisser tomber. Les groupes se font plus condensés, plus éparpillés suivant les allées, mais partout la même réponse, partout les mêmes mots en guise de refrain. Personne ne le connaît. Personne n'a jamais entendu parler d'un Pellavan. Mesure après mesure, minute après minute, c'est la certitude qui coule en moi comme du métal en fusion, et la peur qui m'empêche de respirer correctement. Serrant les lèvres pour éviter de les sentir trembler, ce n'est pas pour autant que je baisse les bras, m'accrochant au mince espoir de retrouver sa trace dans les recoins les plus sombres de Hurlevent. La tête à demi baissée, jointures serrées à les faire craquer, il n'y a plus rien d'autre qui compte, plus rien hormis mes jambes qui commencent à brûler, et mes yeux à pleurer. Sans crier gare, une silhouette indistincte apparaît devant moi, et je réalise à peine juste à temps qu'il s'agit seulement d'un bras, ralentissant suffisamment pour ne pas m'étouffer en le rencontrant brutalement. Souffle coupé l'espace d'un instant, mon visage se lève vers l'inconnu, ou plutôt l'inconnue, compte tenu de la dame sans âge qui me dépasse.
« Bah alors, petit galopin, où est-ce que tu cours comme ça ? » Sa voix est mielleuse, un peu criarde sur les bords, et je recule poliment de quelques pas, tant pour la voir sans me tordre le cou que pour ne rien risquer à ses côtés. Mes lèvres pincées s'ouvrent quelque peu, suffisamment pour cracher rapidement quelques mots à son intention, avant de se refermer aussitôt, l'air gonflant subitement mes poumons, comme s'il s'agissait du meilleur moyen qu'il me reste pour garder contenance.
« Vous connaissez un Pellavan ? » Ses sourcils fournis se froncent, et elle semble réfléchir devant moi, alors que sa main droite vienne caresser sa machoire, l'espace de quelques instants.
« Pellavan... C'est pas un nom que j'connais, ça. Pellavan... Non ça m'dit rien du tout, c'nom. » Retenant à peine ma déception, mes yeux se baissent vers le sol crotté, mes épaules suivant la danse sans vraiment le vouloir. D'ici peu de temps, le soleil aura fini sa ronde, emportant de nouveau avec lui le peu d'espoir qu'il me restait, annonçant un nouveau cycle passé sans sa compagnie. Ressassant mes pensées, j'en oublie presque la dame enrobée toujours présente, ce n'est que le bruissement des couches de tissu qui m'indique qu'elle se rapproche doucement de moi.
« Qui c'est qu't'a perdu comme ça ? C'est ton père, ce Pellavan ? » Relevant immédiatement la tête, j'ignore si elle distingue bien quelque chose, à travers mes yeux brouillés. Mes lèvres se tordent, ma voix se casse. C'est un frisson qui s'échappe de ma bouche, rien de moins qu'une réponse morcelée.
« Non c'est pas mon père, c'est... C'est... » Un tout. Un rien. C'est lui, c'est tout. Serrant la mâchoire, je tourne les talons d'un coup sec, et m'enfuis à toutes jambes de l'autre côté de la ruelle, sans un regard en arrière, sans même pas regarder la direction que j'emprunte. Je me contente juste de courir, et de ravaler ce goût amer qui glisse dans ma gorge. Mes muscles hurlent silencieusement, mes jambes menacent de s'effondrer à tout instant, mais je ne les écoute pas.
Dans mes oreilles, je l'entends encore. Sa voix. Ses remontrances. Ses cris. Son rire.
Elios, cet ami que je ne retrouverai sûrement jamais.
Nysen, 15 ans.« En voilà, un bien bel air. » Eloignant l'instrument de bois de mes lèvres, je relève la tête vers l'origine de cette voix qui, par dessus la musique, s'est glissée dans mes oreilles. La trouver n'est pas bien difficile car, devant moi, il n'y a qu'une seule silhouette, qui se découpe dans la lumière du soleil. Plissant les paupières, je porte une main à mes yeux sans pourtant ouvrir les lèvres, me contentant d'observer silencieusement l'homme qui me fait face. Debout devant le socle de pierre où je suis assis, il arrive tout de même à ma hauteur et, l'espace d'une seconde, j'en viens à me demander si c'est lui qui est trop grand, ou moi qui suis trop petit. Autant que je puisse le voir, son visage m'est bien inconnu, et je fronce un peu plus les sourcils face à ce soleil, qui est loin de m'aider dans cette affaire. Une seconde, puis deux. Il ne bouge pas, n'esquisse pas le moindre geste, ni pour se rapprocher, ni même pour partir. Inconnu perdu dans une ville trop grande ou simple passant un peu trop curieux, je ne saurais le dire. Alors je me contente de rester calme, et de le fixer sans bouger, affublé d'une expression chiffonnée qui doit me faire ressembler à une chenille. Un léger bruissement de tissu suffit à m'indiquer que ses épaules s'agitent doucement et, baissant un peu les yeux, j'essaye d'y voir quelque chose sur sa tenue, me fichant éperdument de paraître grossier ou malappris. Des broderies, du tissu sombre et épais, pas vraiment royal mais il se dégage quelque chose de noble de son long manteau, quelque chose que je vois pas très souvent entre les ruelles de Hurlevent. Il n'est pas d'ici - désormais, la certitude est de mise. Ce qu'il veut, par contre, je n'en ai toujours pas la moindre idée. Mes épaules se lèvent alors à leur tour, non pas pour rire, mais dans un bref haussement. Il y a quelques années, je serais certainement monté sur mes grands chevaux en entendant un compliment pareil, trop ravi de gagner enfin un peu de reconnaissance. Mais il faut croire que les gens changent, au fil des ans. De la reconnaissance, je n'en attends plus vraiment de la part de personne et, plutôt que de la fierté, c'est un sentiment de lassitude qui s'écoule de mes lèvres.
« C'n'est pas un bel air. Je joue simplement ce que j'ai dans la tête sans réfléchir. » Mon ton a beau être légèrement cinglant, ce n'est pas pour autant que l'inconnu semble décider à s'éloigner, préférant croiser doucement ses bras sur sa poitrine. Si d'emblée je cherchais à détourner son attention, quelque chose m'empêche pourtant de détourner longuement mon visage du sien et, flûte toujours emprisonnée au creux de mes mains, je l'observe, à la manière d'un animal devant un autre, ignorant s'il se trouve en face d'une proie ou d'un prédateur.
« Crois-moi, c'est un bel air, j'ai l'oreille pour ça. Et s'il est de ta composition, alors il n'en est que plus agréable à l'oreille. » Ses compliments pleuvent comme la pluie une journée d'orage, et pourtant sa voix ne paraît pas trompeuse, mais plutôt cruellement juste et sincère. Baissant les épaules, je ressers un peu l'instrument entre des doigts, nullement gêné de devoir m'en servir si les choses venaient à déraper, et lève le menton en sa direction, fronçant un peu plus les sourcils.
« Qu'est-ce que vous voulez ? » Qu'il la prenne comme il le désire, cette question, qu'il s'en aille même, si ça lui chante. Son apparition n'a fait qu'entacher la musique que j'étais en train de jouer, les rythmes que je me ressassais, et si le fil devrait être facile à retrouver, je ne peux que lui en vouloir pour cette intrusion loin d'être souhaitée. L'envie d'être seul. Le besoin de se laisser entourer par la musique pour se retrouver. Je ne joue pas pour l'argent, je ne cherche même pas à attiser la pitié des autres, avec quelques notes lancées à l'aveuglette. Si je joue, c'est uniquement pour moi. Pour cet être qui pleure, quelque part au fond de ce corps, pour ce gamin qui n'a pas voulu grandir, mais que l'on a contraint trop vite.
« Et bien... c'est une longue histoire qui m'amène ici, et je ne suis pas certain que tu aies envie de m'entendre la conter entièrement. A la place, pourquoi ne reprendrais-tu pas ta mélodie ? » Sans demander mon avis, le voilà qui s'assied à mes côtés, prenant tout de même le soin de laisser suffisamment d'espace entre nous deux pour ne pas me gêner. Quittant le contre-jour qui l'assombrissait, son visage m'apparaît enfin et, à l'image de sa voix, les traits de son visage paraissent doux, malgré son âge certain. Une barbe claire encadre son visage, où luisent deux yeux sans réelle couleur, comme si un voile de tissu blanc les recouvrait partiellement.
Est-il capable de voir ce qui l'entoure ? Cette question me traverse l'esprit mais, incapable de la poser, je compte silencieusement les secondes, échafaudant des théories de plus en plus saugrenues sur la raison de l'intérêt d'un tel homme pour une flûte décrépie et, attrapant cette hypothèses au vol, je la laisse s'échapper sur l'instant, sans plus prendre la peine de réfléchir.
« C'est la flûte qui vous intéresse ? » Haussant un sourcil, j'en viens à la tendre un peu vers lui, comme pour appuyer un peu plus mes propos. Un air d'étonnement s'affiche sur son visage et, ramenant l'instrument vers moi, je soupire négligemment, de plus en plus fatigué par les réponses données au compte-gouttes. Tournant la tête, la place déserte s'affiche devant moi, sans pour autant me fournir plus d'éléments intéressant à regarder. Rien d'autre que des pierres, un peu d'eau de pluie, quelques grains de sable et-
« C'est plutôt le joueur qui m'intéresse. » Mon visage se décompose dans la seconde. J'aurais du m'en douter. Je le savais. Il n'y a que les prédateurs pour se montrer aussi gentils et intéressés par quelqu'un. Ne perdant pas une seconde de plus, je me redresse, bondissant du socle avec ma mine toujours écœurée, brandissant la flûte devant moi comme s'il s'agissait là d'une épée. Inutile de dire quoi que ce soit, l'homme relève déjà les mains en signe d'impuissance, secouant rapidement la tête en laissant s'échapper ce qui ressemble à... un rire ? Haussant un doigt comme pour s'excuser, il s'offre quelques secondes le temps de se ressaisir alors que, face à lui, j'hésite à me détendre ou à rester dans la même position. Incertain, j'oscille un peu, me redressant à chaque mouvement esquissé de sa part. Qu'il cherche donc à me berner encore une fois, je ne me laisserai pas avoir deux fois de suite.
« Non, tu te méprends, je me suis mal exprimé, ce n'est pas de "ce" genre d'intérêt dont je parlais. C'est l'instrument qui m'a induit en erreur, tu n'en jouais pas les autres fois où je t'ai vu. » Tendant encore plus mon bras en sa direction, je ne rebondis pas sur les bons mots et, plutôt que de m'inquiéter sur les fameuses autres fois où il m'aurait regardé jouer, c'est le soucis de la flûte qui s'écrase dans mes oreilles et, ni une ni deux, ma voix perce vers lui, écrasante, intransigeante, et surtout sur la défensive.
« QUOI, vous voulez m'arrêter, c'est ça ?! » Secouant une dernière fois ses cheveux clairsemés, il relève la tête et baisse ses yeux vers moi, me fixant avec ces deux perles de lune avant de reprendre la parole.
« Ecoute, tu n'y es pas du tout, je suis désolé pour ce quiproquo. Baisse cette flûte, tu veux bien ? Je ne suis pas là pour te blesser d'une quelconque façon. » Devant mon incompréhension grandissante et mon absence d'obtempération, il se contente de sourire doucement, attendant patiemment que je baisse les armes avant de laisser ses dernières paroles glisser doucement jusque moi.
« As-tu déjà entendu parler de la Guilde des Bardes ? » Et, en guise de silence, mes muscles se détendent, laissant ma main retomber doucement le long de mon corps. Son expression n'a pas changé en l'espace d'une seconde et, pourtant, je crois apercevoir un nouvel éclat sur son visage. Celui d'un homme prêt à relever un nouveau défi, celui d'un homme impatient de parvenir à sa tâche - celui d'un homme fier d'avoir trouvé une flamme dans l'obscurité.
Nysen, 18 ansHurlevent n'est plus qu'une ombre derrière moi. En fermant les yeux, je peux encore revoir les pierres formant les allées, sentir le vent s'engouffrer dans les ruelles, humer l'odeur bien particulier de l'océan s'étirant à perte de vue. Hurlevent n'est plus qu'un souvenir, une suite d'images qui se passent en boucle lorsque je viens à m'assoupir. De nuits faites de cauchemars, je suis pourtant parvenu à des nuits plus douces, mais toujours sources de bien des illusions. La lune est sournoise. Sous couvert de sa clarté bienveillante, elle nous incite à baisser nos maigres protections, et à laisser des courants interminables de pensées jaillir dans nos esprits, et balayer le peu de bon sens qui pouvait encore s'y trouver, juste pour le propre plaisir de s'y loger le temps de quelques heures. Source d'illusions et d'images fausses, je n'ai pu retrouver un sommeil complètement réparateur depuis que j'ai quitté ma terre natale. Hurlevent me manque. Hurlement doit me manquer. Je ne saurais faire la différence entre les deux. Tout ce dont je suis persuadé, c'est que je revois encore leurs visages, lorsque je dors. Celui de maman, celui d'Isia, celui de papa, de Lew ce jour-là, et même celui d'Elios, parfois. Ils apparaissent, se mêlent et s'entremêlent, pour ne plus former qu'une seule et même entité, une silhouette difforme et informe qui me hante nuit après nuit, plus ou moins distinctement. Capitalise-t-elle l'ensemble de mes regrets ? Je ne saurais le dire et, intimement, je préfère ne pas réellement y songer. La science des rêves m'est encore inconnue et, si certains parviennent à en percer les mystères pour en ressortir grandis, j'appartiens encore à la civilisation des ignorants, de ceux qui n'osent faire un pas de trop dans leur propre esprit. Plutôt que de chercher à m'y enfoncer plus profondément, c'est la sûreté que je vise, des lettres que j'écris pour me défaire de cette emprise informelle. La plupart s'adressent à ma mère, même si je n'en ai encore envoyé aucune. Elles racontent cette nouvelle vie qui est la mienne, à Aubétoile. Elles racontent de quoi sont faites mes journées, mais pas de quoi soufrent mes nuits. Je lui écris qu'elles me manquent, Isia et elle,e t que j'aimerais de tout coeur leur rendre visite, quand le moment s'y prêtera. Que je ne lui en veux pas, malgré mon comportement étant enfant, et le sien lors de mon départ. Que je ne la blâmerai pas de refaire sa vie comme elle l'entend, que je sais qu'elle est convaincue que papa ne reviendra jamais, même si elle prétendait encore le contraire il y a quelques années. Je lui raconte combien Aubétoile est différente, comparée à Hurlevent. Combien le bruit de l'océan me manque, combien l'odeur du sel n'emplit pas les rues, dans la capitales, mais que ce sont plutôt d'innombrables fragrances de fleur et d'écorce, combien la pierre est éclatante, de part et d'autre de la ville. Je lui conte mes aspirations, mes découvertes, et tout ce qui pourrait être utile de raconter à une mère, pour calmer ses angoisses sous-jacentes. Je lui assure que Lew est et demeure un homme bon et que, malgré notre rencontre plus que chaotique, il ne s'est jamais montré aussi investi que chaque jour, ne feignant jamais à la tâche qu'il s'est lui-même incombé, celle de me permettre de faire mes premiers pas à l'Académie des Bardes d'Aubétoile, sous couvert des premiers enseignements qu'il me donne. Des choses, il y en a énormément à raconter. De quoi remplir la soixantaine de parchemins qui se tassent et s'entassent dans le tiroir d'une des commodes de la chambre. Ils ne seront jamais envoyés, ne seront probablement jamais lu pas une autre âme que la mienne, du moins je l'espère. Plus qu'un journal intime, ils doivent constituer le reflet d'un changement conséquent chez moi, celui d'une évolution distincte, celle d'un garçon qui grandit, celle d'un esprit qui s'affine, d'une existence qui s'assume. Nysen, l'adolescent perturbé existe toujours, quelque part en moi. Je ne le renie pas, tout comme je ne l'oublie pas. A quoi bon chercher à effacer ce que nous sommes, au fond ? A quoi bon vouloir envoyer plus loin celui que nous avons été pendant toutes ces années ? Je n'ai pas été transformé. Je n'ai pas cherché à gommer tout ce qui faisait celui que j'étais - celui que je suis. J'ai simplement changé. En bien, en mal, je l'ignore encore. De mon propre chef, j'ai mûri. Et l'enfant qui pleuré reste consigné dans cette pile de papier couvert d'encre sombre. Il n'en sortira plus, ou peut-être est-ce justement lui qui vit encore, au travers de mes nuits, au détour de mes rêves. Qu'en saurais-je, au fond ? Tant qu'il n'oublie pas qui il est, tant qu'il se souvient de ce qu'il a fait, et de ce pourquoi il en est là, le reste me va et m'ira toujours. Si mentir est un crime, oublier en est un autre, et je ne souhaite être ni l'un ni l'autre. Pas demain. Pas même aujourd'hui.
Surtout pas aujourd'hui. Quelques coups secs contre la porte de bois suffisent à me faire relever la tête et, essuyant la plume dans un tissu déjà en partie maculé d'encre, je souffle rapidement sur le papier encore humide, ne m'arrêtant que pour énoncer un bref
« j'arrive ! » à celui qui m'attend patiemment de l'autre côté. Agitant fiévreusement le parchemin dans l'air, je le range soigneusement dans la commode, étendu au dessus des autres et, attrapant une grande besace de cuir contenu des ustensiles qui me sont propres, j'ouvre la porte d'un coup sec, assortissant mon logeur d'un grand sourire tendu, en réponse au sien qui l'est beaucoup moins.
« Prêt pour le grand jour ? » Sans réussir à sortir la moindre parole audible, j'acquiesce fébrilement, sortant de la chambre tout en prenant soin de bien refermer derrière moi, alors que sa main vient serrer affectueusement mon épaule, son rire claquant doucement dans l'air.
« Tu n'as aucune raison de t'en faire, Nysen. Tu as réussi à faire tes preuves, devant moi, devant d'autres personnes de la guilde et, crois-moi, je suis bien celui qui a l'oreille la plus intransigeante. L'Académie devrait être fière d'accueillir un futur grand musicien tel que toi, et j'espère bien qu'elle le sera ! » Ses paroles ne font que m'arracher quelques rires, alors que nos pas nous mènent tranquillement en dehors de sa demeure.
« Toujours des paroles sereines, toujours des mots réconfortants... A t'entendre, j'ai l'impression d'être en phase de devenir le plus grand compositeur du siècle. » Un sentiment d'angoisse, positif je crois, mêlé à une appréhension toujours présente, celle de ne pas réussir à trouver ma place dans ce nouveau microcosme. Qui sait de quoi l'avenir sera fait ? En regardant dans les yeux délavés de Lew, j'ai l'impression que lui, le sait - qu'il le savait peut-être même le jour où il est venu me parler, ou peut-être même encore avant. Si le monde qui nous entoure les est en partie interdit, j'aime à croire qu'il lui est possible de voir autre chose, pour compenser cette perte partielle qu'il ne prend pas comme telle, et qu'il vit le plus naturellement du monde. Savait-il de quelle façon je grandirais, le jour où il a entendu les maigres notes que je jouais ? Son comportement m'échappe encore, parfois, et je crois bien qu'il en sera toujours ainsi.
« Pas "le" plus grand compositeur, mais l'un des plus grands, j'espère, que mon enseignement n'ait pas été vain ! » La clarté de l'extérieur nous frappe en plein visage et, la porte de la demeure fermée sur tout les silences qu'elle abrite, Lew me guide posément vers l'Académie d'Aubétoile, siège de la Guilde des Bardes, ma nouvelle deuxième demeure, l'aube d'une existence vouée à la musique et à la création, là où tout ce que j'avais pu créer jusque là n'était que tristesse et mal-être.