« Papa les p'tits bateaux qui vont sur l'eau... »
Caitlyn était une enfant merveilleuse. Calme et disciplinée en apparence, elle faisait la fierté de ses parents qui voyaient en elle l'occasion de s'unir à la branche secondaire des Stormrage. Tout son apprentissage tournait autour de cette alliance future, elle devait apprendre à devenir la parfaite épouse, et voilà tout. Elle avait appris à être douce, délicate, à se tenir droite et surtout, à bien obéir. Ses parents étaient réputés pour faire preuve d'une incroyable sévérité, en particulier avec leurs enfants qui se devaient de devenir comme eux, des personnes droites et justes, d'une absolue fidélité à leurs suzerains les Stormrage. Caitlyn n'eut jamais aucun problème à se fondre dans le moule. Tout ce qu'on lui demandait d'apprendre était déjà dans ses gènes, et pour le reste, l'intelligence l'aidait beaucoup. Son seul problème, c'était sa nature rêveuse et romantique qui n'était pas vraiment en adéquation avec le caractère austère de ses parents. Mais elle avait toutefois bien vite compris qu'il valait mieux taire ce côté là, le garder pour elle, comme un jardin secret sauvegardé précieusement de peur qu'on le lui enlève.
Son père l'emmenait souvent aux chantiers navals. Les Tarth étaient réputés pour être d'excellents constructeurs de bateaux, et la petite fille ne se lassait jamais d'observer silencieusement toutes les étapes de construction. Quand un bateau était prêt à prendre le large, elle scrutait l'horizon des heures durant, imaginant les mille et une aventures trépidantes qu'il allait vivre. Son père lui demandait régulièrement à quoi elle pensait, tant elle semblait être ailleurs, mais elle lui répondait toujours par un sourire espiègle qui le faisait fondre en un instant, et il oubliait bien vite qu'il n'avait pas eu de réponse à sa question.
Malgré la sévérité dont il faisait preuve, le père était également très attentionné avec sa fille. Il portait tellement d'espoirs en elle qu'il la considérait comme une pierre précieuse, un joyau à cajoler, et ne rechignait jamais à passer du temps avec elle pour lui apprendre tout ce qu'elle voulait savoir. Car oui, la petite fille espiègle était d'une curiosité maladive et adorait apprendre tout ce que l'on daignait bien lui enseigner. La lecture et l'écriture bien sûr, de même que le chant, la couture ou bien les mathématiques, mais aussi d'autres choses qui ne rentraient pas forcément dans le cadre de l'apprentissage de la parfaite épouse. Elle connaissait ainsi les secret de confection des bateaux, même si elle ne s'en était toujours tenue qu'à la théorie, mais aussi comment s'occuper des chevaux. Elle tenait d'ailleurs à s'occuper elle-même de son propre cheval, offert en guise de cadeau d'anniversaire pour ses huit ans.
Il lui arrivait souvent de penser que son père aurait sans doute préféré avoir un fils pour aîné, et que c'était pour cela qu'il consentait à lui apprendre des choses qu'elle n'était pas censée savoir. Mais qu'importe, l'essentiel était qu'elle puisse apprendre.
« Un jour, mon prince viendra...
Et mon père le tuera. »
Très vite, Caitlyn quittait l'enfance pour devenir une belle jeune fille au sourire capable de faire fondre n'importe quel homme normalement constitué. Et bien entendu, les jeunes hommes du coin ne faisaient pas exception. Tous, ou presque, ne demandaient qu'à la courtiser mais elle, elle n'en avait que faire. On lui avait toujours répété qu'elle finirait par épouser un jeune homme de la branche secondaire des Stormrage, il lui suffisait d'attendre que le moment vienne, et en attendant, aucun de ses prétendants ne saurait trouver grâce à ses yeux. Oui, il lui suffisait d'être patiente, même si la patience n'était guère son fort.
Si d'apparence elle avait tout d'une jeune fille respectable, intérieurement, Caitlyn était un peu différente. Bien sûr, elle avait apprécié d'apprendre ce qui ferait d'elle une bonne épouse, mais au fond, sourire et jouer les dames de bonne compagnie cela ne faisait guère rêver la jeune fille qui regardait les bateaux partir à l'aventure. Elle avait un petit côté rebelle qu'elle dissimulait au plus profond de son être, attendant le jour béni où elle pourrait enfin le laisser s'exprimer. Et ce jour vint l'année de ses quinze ans.
Aidan n'avait rien d'un Stormrage, bien au contraire. Il était beau, malicieux, rieur et... Palefrenier. Si cela n'avait pas été le coup de foudre, l'amour avait pourtant fini par gagner complètement le cœur de Caitlyn. Il la faisait rire comme personne, et lui racontait d'incroyables récits d'aventures qui la passionnaient. Elle pouvait l'écouter parler pendant des heures durant, le taquinant de temps à autres sur des faits qu'elle jugeait exagérés mais qu'elle savait racontés pour lui plaire. La première fois qu'il s'était penché pour l'embrasser, elle l'avait giflé. Elle savait que si elle le laissait faire, tout son avenir serait remis en cause : elle était promise à un Stormrage, pas un palefrenier ! Et puis, après réflexion, elle avait compris que c'était déjà trop tard, elle était déjà complètement éprise du jeune homme. Alors la fois suivante, c'est elle qui s'est penchée pour l'embrasser.
La passion qui dévorait les deux jeunes amoureux se devait de rester secrète, Caitlyn le savait, et le secret fut sauvegardé pendant longtemps. Ils se donnaient rendez-vous en cachette dans les écuries, ne changeant absolument rien à leurs habitudes aux yeux du monde, mais devenant plus tendres, plus intimes, sitôt en tête à tête.
Malheureusement, tout finit par se savoir un jour et l'un des domestiques avait repéré le petit manège du jeune couple. Il les guetta pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'il les découvre en mauvaise posture dans le foin, au fond des écuries et aille tout rapporter aux parents de la jeune femme, insistant bien sur le fait que le 'vilain' palefrenier avait la main dans le corsage de la demoiselle.
Le père Tarth voulu vérifier les dires de son employé et se rendit dans les écuries pour découvrir sa fille dans les bras de son soupirant. Les amoureux ne se doutaient pas qu'ils étaient observés, ni que le baiser qu'ils échangeaient serait le dernier. La colère du père était incommensurable. Caitlyn fut arrachée aux bras de son prétendant avec rage, et le jeune homme condamné à mort le soir même. Elle eut beau supplier, implorer la clémence de son père, rien n'y fit et c'est le regard larmoyant qu'elle vit Aidan rendre son dernier souffle.
« Sister Act : je ne suis pas une nonne, sortez-moi de là ! »
Pleurant à genoux sur la perte de son premier amour, Caitlyn entendait à peine la voix autoritaire qui lui intimait de se lever. N'étant pas homme à se répéter, son père l'empoignait d'une main ferme et la forçait à se relever avant de poser un regard glacial sur elle. Elle savait qu'elle l'avait déçu, elle s'en voulait, culpabilisait même, mais en même temps, elle éprouvait de la rage. Elle lui en voulait à lui aussi de ne pas essayer de la comprendre, de ne pas l'écouter et surtout, de la regarder comme si elle était une étrangère. Il lui annonçait alors qu'elle serait envoyée dès le lendemain au couvent le plus proche, pour qu'on la ramène dans le droit chemin.
Les premiers jours au couvent furent extrêmement durs pour Caitlyn. Elle s'en voulait d'avoir déçu son père bien sûr, mais surtout, elle se détestait pour ce qui était arrivé à Aidan, elle pensait que c'était de sa faute. La jeune fille rêveuse et romantique d'autrefois avait désormais laissé place à une jeune femme en colère, cynique, et profondément rebelle. Elle refusait de se plier aux ordres des sœurs, et usait du sarcasme comme jamais elle ne l'avait fait auparavant. Pendant des semaines, elle envoyait des lettres à son père suppliant de la faire sortir d'ici, s'excusant encore et encore d'avoir commis une ''erreur''. Bien entendu, elle se gardait bien de préciser que l'erreur en question n'était pour elle que la découverte de sa liaison. Elle voulait juste qu'on la sorte de cet endroit des plus lugubres au plus vite et pour se faire, elle était prête à dire n'importe quoi.
Il fallut de longues semaines à son père pour lui répondre que non, elle ne sortirait pas de cet endroit pour l'instant, et qu'il ne fallait plus qu'elle écrive. Ce fut un choc pour Caitlyn qui comprit alors son intérêt de faire ''profil bas'' plutôt que de dire ouvertement ce qu'elle pensait de tout ça. Garder ses pensées pour elle oui, c'était la solution. Il fallait qu'elle accepte son sort en attendant des jours plus cléments. Heureusement pour elle, les divers apprentissages dispensées par les sœurs l'aidaient à occuper son esprit, et elle s'était même liée d'amitié avec une autre pensionnaire, Lehona. Elle aussi ne demandait qu'à quitter cet endroit, quitte à devoir le fuir en cachette mais Caitlyn ne partageait pas son point de vue. Fuir, à la limite mais pour aller où ? Sa famille ne voudrait aucunement l'accueillir et le monde extérieur regorgeait de dangers pour une jeune femme seule. Ne pouvant se résigner à fuir, la jeune femme préférait encore rester au couvent, le temps de trouver une solution plus acceptable.
Deux ans plus tard, Caitlyn en était presque toujours au même point. Lehona elle, venait de prendre la fuite et elle était désormais seule au couvent. On lui avait appris de nouvelles choses, notamment quelques rudiments de médecine, mais elle commençait à sérieusement tourner en rond. Elle pensait toujours à Aidan bien sûr, et s'en voulait d'être responsable de sa mort mais elle n'éprouvait plus de remords à avoir déçu son père. Sa famille l'avait quasiment reniée, et elle avait compris qu'ils ne la sortiraient jamais d'ici. Alors elle errait dans les couloirs du couvent, se pliant -avec mauvaise volonté- aux règles, agissant machinalement et priant intérieurement pour qu'un miracle se produise et qu'on l'emmène loin d'ici.
Son seul espoir était James. La correspondance qu'ils partageait était la seule chose encore capable d'arracher un sourire à la jeune femme. Quand elle pensait à lui, ses yeux redevenaient vifs, et elle retrouvait un peu d'entrain. Il était le seul à qui elle pouvait se confier. Il ne la jugeait jamais malgré son cynisme exacerbé, et leurs échanges étaient emplis de sincérité et d'affection mutuelle. Aucune ambiguïté là-dedans, attention, juste une amitié naissante et plaisante qui sort Caitlyn de son quotidien austère.