Je peux encore sentir sur ma peau la chaleur du feu qui embrasait le corps de ce mage. Ses yeux vitreux, sa peau rougie par les flammes, son corps désarticulé. Ce sont des images que je ne peux oublier, dont je ne pourrais jamais me débarrasser. Nous avions déjà eu à faire à des mages possédés par le mal ces dernières années, mais ça n’avait jamais fait autant de dégâts. Bien évidemment, les dégâts étaient d’abord matériels. La Tour avait bien souffert. Certains étages avaient été soufflés par un vent chaud et cristallisant alors que les fondations tremblaient encore des heures après l’attaque. Mais les dégâts étaient également psychologiques. Ils ne touchaient pas que les mages qui avaient perdu l’un des leurs. D’ailleurs, une question ne cesse de tourner dans mon esprit exténué. Comment est-ce que les mages réagissent face à cet évènement aussi exceptionnel que malheureux ? Existe-t-il des complices au sein de la Tour, ou n’est-ce qu’un fait isolé ? Je ne peux m’empêcher de me montrer circonspect. Si conspiration contre les Templiers il y avait, nous l’aurions tuée dans l’œuf. Les faits et gestes des mages ne nous échappent guère. Nous sommes constamment sur leur dos, à scruter leur moindre changement d’attitude, leur moindre saut d’humeur. Après tout, ne sommes-nous pas là pour une surveillance constante ? Bien sûr que si Avalon ! Alors pourquoi diantre ? Pourquoi est-ce que nous n’avons pas vu que ce mage commençait à être possédé par un démon ? Comment est-ce qu’un fait aussi important a-t-il pu nous échapper ? Cette question me perturbe depuis le couche du soleil maintenant... Où avons-nous commis une erreur, où avons-nous failli à notre mission ? Je ne peux supporter l’échec, surtout lorsqu’il se solde par de tels dégâts. « Templier Avalon, le chef veut vous voir dans son bureau dans quelques minutes.» La voix d’un très jeune templier me sort de mes pensées. Il n’est pas encore temps de se remettre en question. Nous devons d’abord tout reconstruire, et après viendra le temps de la réflexion et de l’analyse. « Je m’y rends instamment.» Mon avancée dans la tour est bien difficile. Les débris jonchent le sol recouvert d’une épaisse couche de poussière. Certains murs sont éventrés, alors que les vitraux sont presque tous brisés. Ce spectacle désastreux me vrille les entrailles. La Tour, c’est... ma maison ? Peut-être après tout. J’ai vécu bien plus longtemps ici qu’à Blancherive. Est-ce donc ça ce sentiment qui m’étreint les entrailles ? Ce sentiment d’avoir été violentée au sein de ma propre demeure ? Je secoue légèrement la tête pour chasser ses pensées inappropriées. En tant que Templier, je ne peux me laisser aller à d’intenses réflexions. Ce soir, l’action doit primer. La reconstruction va être longue et laborieuse, il n’y a pas de temps à perdre dans des élucubrations ubuesques. Je finis enfin par arriver au niveau du bureau du chef des Templiers. Par chance, il a été épargné par l’intense pouvoir du démon. Aucune perte de templiers n’est à déplorer, par chance. Il faut voir dans chaque moment sombre, une lueur d’espoir. C’était souvent ce que me disait mon maître lors de mon entraînement au monastère des Templiers en Cahoridie. Existe-t-il toujours une lumière d’espoir ? Je passe lascivement une main sur mon visage pour chasser ce masque d’inquiétude que je ne quitte plus depuis quelques heures. Je ne dois pas me montrer aussi affectée devant mon supérieur. Je veux qu’il puisse comprendre qu’il pourra compter sur moi au cours de toutes les étapes de la reconstruction. Je frappe trois fois à la porte pour lui signaler ma présence. Malgré l’aspect sauvegarde des lieux, l’air est pollué par la poussière des pierres de l’étage du dessus. Ma respiration est rendue bien difficile. « Entrez ! » Je respire quelques secondes, et enclenche la poignée de la porte. Les appartements du Lord Commandant des Templiers sont bien plus spacieux que les autres pièces de la Tour. Si je n’avais pas déjà été un bon nombre de fois ici, mes yeux auraient été émerveillés par le bois d’ébène du bureau ou encore la douceur presque visible des rideaux en velours. « Mon Lord, vous avez demandé à me voir.» Je baisse légèrement la tête en guise de salutations. « Les dégâts sont considérables Scalesinger, considérables. Nous avons déjà envoyé des missives à la cour royale pour que sa majesté Halbarad II Hammer soit au courant de ce qui est survenu à la Tour.» Je sens dans le ton de sa voix un mélange d’anxiété et de nervosité. Pourquoi me dit-il tout ça ? Après tout, c’est la marche à suivre en cas d’incident à la Tour. Même lorsqu’un mage meurt de mort naturelle, les plus hautes instances de Cahoridie en sont informées. Je hoche encore une fois la tête pour lui faire part de mon approbation. Mais en a-t-il réellement besoin ? « Néanmoins, ma missive a été des plus courtes et j’en suis fortement ennuyée... Vous savez pourquoi Scalesinger ? » Il faudrait être benêt pour ne pas comprendre où le Lord veut en venir. Pourtant, je garde le silence. Si je sais quelque chose de mon supérieur, c’est qu’il aime parler. Oui, il adore exposer des plans à n’en plus finir. Nous avons des systèmes de fonctionnement totalement différents, mais je ne peux pas l’interrompre. Le respect de la hiérarchie est un fait auquel je ne dérogerai jamais. Jamais... « L’ennui voyez-vous est que je n’ai même pas pu donner à son altesse Halbarad II la moindre explication sur les causes de ce fâcheux incident. Comment le mage a-t-il pu échapper à notre surveillance ? Est-ce que tous les mages sont à présent hors de danger ? J’en suis incapable, et je ne supporte guère passer pour un débutant auprès de la cour ! » Encore une fois, j’acquiesce de la tête. Existe-t-il exercice plus difficile que celui du pouvoir ? J’en doute. Et le Lord n’est pas excessivement doué à ce petit jeu là. En effet, il veut tellement se faire bien voir des grandes Autorités de notre contrée qu’il en oublie d’être présent à la tour. « Écoutez, il est vrai que nous n’avons rien vu venir en ce qui concerne le mage Swendal. Pourtant, je suis persuadée que notre système de surveillance n’a pas failli et que nous...» Il se lève alors instantanément de sa chaise provoquant un bruit très dérangeant. « Oh, vous êtes persuadé de cela Scalesinger ? Alors expliquez-moi comment est-ce que cela a pu arriver ? Expliquez moi encore pourquoi la Tour est éventrée et les dégâts aussi importants ? Si votre système n’avait pas eu de failles, rien ne serait arrivé.» Son ton mêlant supériorité et dédain fait naître en moi un sentiment que j’abhorre. Celui de se sentir en faute, celui de se sentir pris à la gorge sans savoir comment se dépatouiller. Pourtant, je ne parviens pas à comprendre comment de tels faits ont pu se produire... Je ne comprends pas. « Soit. Me donnez-vous alors la permission avec les autres Templiers de mener une enquête après des autres mages pour avoir plus d’éléments à propos de ce démon ? » Je vois son visage se crisper. Que fait-il ici, en tant que Lord ? Il est très rarement à Alcahar et encore moins souvent à la Tour ! A-t-il peur de ce qui peut arriver en ces lieux ? La peur n’efface pas le danger. « Je vous en donne la permission. Que ce soit efficace et rapide ! Ou sinon, je vous enverrais à la Cour pour expliquer les raisons de votre impardonnable incompétence ! » Je serre alors les dents pour me contenir. Incompétente ? Ce mot crée un tourbillon dans mon esprit. Je relève le visage lorsque mon regard accroche les quelques mots ancrés dans le mur me faisant face. La magie doit servir l'homme et non pas l'asservir. Suis-je réellement en train de devenir votre esclave ?

ͼҨͽ

La dernière entrevue avec les Templiers fut des plus mouvementées. Après les réflexions désobligeantes que j’ai reçues de la part de notre supérieur, j’ai immédiatement convoqué mes collègues pour leur faire part du mécontentement du Lord. Bien évidemment, les réactions ne se sont pas faites attendre. Colère, frustration, incompréhension se mêlaient à notre ressentiment vis-à-vis du peu de soutien de notre supérieur. Après quelques heures de réflexion, nous avons tous trouvé un terrain d’entente. Chaque mage serait questionné pour passer au crible tous les détails de ces dernières semaines. nous sommes tous persuadés qu’un infime élément nous a échappé. Quelque chose d’imperceptible, d’indescriptible. Cependant, il n’existe pas sentiment plus fort que la détermination des Templiers. Alors nous allons chercher, et nous chercherons jusqu’à le mystère soit résolu. Les faits sont trop graves pour rester dans l’incertitude. La réunion a encore été perturbée lorsqu’un Templier a proposé que les gardiens ne s’occupent pas de leurs protégés pour cet interrogatoire. Je me suis bien évidemment rangée de son côté. Comment peut-on mener à bien une mission quand nos sentiments s’emmêlent ? Certains gardiens avaient longuement vociféré à propos de leurs droits de protéger leur mage... Mais étaient-ils tous vraiment sûrs de l’honnêteté de leur protégé ? Rien n’était moins sûr. Nous avons fini par tomber d’accord sur les conditions de cet interrogatoire. Merlin, comment ai-je pu tirer ce prénom là ? Évidemment puisque personne n’arrivait à se mettre d’accord sur quel Templier devait s’occuper de tel mage, nous avons décidé de faire un tirage au sort. Des bouts de parchemin dans un sac, et le tour était joué. Quel mauvais tour ! Lorsque je lus le nom de Qahedar Rahl, mon sang ne fit qu’un tour. Comment est-ce que la Providence a-t-elle pu m’abandonner encore une fois ? Plus je fixais au loin la silhouette du mage, plus je me le demandais. Il n’a pas été bien difficile à trouver. Lorsque Qahedar n’est pas avec son frère Wilhelm, il se trouve à la bibliothèque de la Tour. Par chance, peu d’ouvrages ont été endommagés par l’incident. Je le vois tourner les pages d’un épais bouquin légèrement poussiéreux. La bibliothèque est entièrement vide... tous les mages sont dans leurs dortoirs. Je ne sais pas par quel moyen Qahedar a-t-il reçu une dérogation de la part du Lord. Soi disant parce qu’il est un des plus vieux mages de la Tour ! Foutaises, et la discipline alors ? Cependant, je n’étais pas là pour ça. Je m’avance alors tranquillement vers lui. L’envie de faire demi-tour ne me quitte pas. Notre dernière entrevue s’est très mal placé. Je sens encore sa main contre ma peau. Je ferme les yeux, et arrête mes pas. Il est le seul ici à me connaître un peu plus. Il est le seul à avoir vu la longueur de mes cheveux, à avoir vu le bleu intense de mes yeux. Ce sentiment d’être vulnérable face à lui ne me plait guère. « Il faut que nous parlions Qahedar.» Il ne sursaute guère alors que je viens d’apparaître dans son dos. Je suis convaincue qu’il a senti ma présence dès que je suis arrivée dans la bibliothèque. Il se retourne vers moi, et je vois de la malice dans ses yeux. Les miens se ferment un peu plus, devenant deux fentes menaçantes. « Je ne viens pas vous... te voir à propos de ce sujet.» Malgré nos deux seules présences, je ne prends pas le risque de dire plus précisément de quoi je parle. Bien évidemment, il le devine. « Tu te doutes de la raison de ma venue. J’aurais préféré garder mes distances avec toi, mais le destin semble prendre un malin plaisir à te mettre sur mon chemin. Je ne sais pas si Wilhelm t’en a parlé lors du dîner mais tous les mages doivent faire l’objet d’un interrogatoire pour que nous puissions récolter le maximum d’informations à propos de la mort de Swendal.» Je ne vais pas par quatre chemins. Moins je passerai de temps avec lui, mieux je me porterais. « Déjà... est-ce que... es-tu blessé ? » Je tente de refouler les pensées qui viennent à moi mais je n’y parviens pas. C’était moi qui étais blessée, moi qui avais tant besoin de son aide. Argh non ! « Est-ce que tu ressens quelque chose d’anormal depuis quelques semaines, ou même depuis quelques heures ? Le démon était extrêmement puissant, il se peut que les effets de sa puissance t’affectent.» Je veux que l’interrogatoire soit le plus court et bref possible. « Tu sais Qahedar, je ne suis pas ravie de faire cela non plus. Alors je te conseille de répondre rapidement à mes questions. Tu pourras retourner lire et t’instruire, et je pourrais finir ma ronde et retrouver mon dortoir.» La fatigue peut clairement se lire sur mon visage. Allez Qahedar, ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont déjà entre nous.

Un silence interminable semble s’installer entre nous. Es-tu en train d’examiner chaque mot que j’ai prononcé ? Après tout, entre nous, c’est comme ça depuis le début. Chacun tente de prendre le dessus sur l’autre. Un mot de travers, un regard de biais, et c’est toujours une bonne excuse pour passer d’une discussion aimable et polie à une joute verbale bien plus sanglante. Mais dis moi, avons-nous le courage ce soir pour nous lancer dans une bataille verbale ? Mes vêtements recouverts d’une fine couche de poussière montrent l’étendu des dégâts qui nous entourent. La Tour n’est plus qu’un champ de ruines, et nos morales sont également de vrais champs de bataille. Avons-nous du temps à perdre dans ces gamineries ? Après tout, ça a toujours été ça. Nous nous crachons au visage nos visions diamétralement opposées de la magie, de la vie, de la liberté. Pour moi, la liberté des mages n’est même pas envisageable. Alors que pour toi, ça devrait être un fait acquis. Pour toi Qahedar, les tiens devraient bénéficier d’une liberté sans borne, sans limites, sans Tour. Enfermés dans ce bâtiment que je pensais alors infranchissable, vous périssez au jour le jour. Penses-tu que je ne le vois pas ? Penses-tu que je pense que vous êtes capables de vous épanouir dans cette prison dorée ? Bien sûr que non. Je n’en pense rien. Je ne pense plus à rien vous concernant. Vous pouvez utiliser la magie, je dois vous enfermer. C’est aussi simple que ça... n’est-ce pas ? Pourquoi est-ce que je mets tout d’un coup en doute ma mission première ? La fatigue commence à me faire délirer légèrement. Ton regard agrippe alors le mien, ce qui me sort de mon questionnement stupide. Le regard de Qahedar glisse sur mon visage, et ça ne me plait pas. Mes traits sont tirés par la fatigue, ma peau tachée par le sang d’un collègue qui n’a pas survécu. J’ai juste envie de me retrouver dans mon dortoir pour pouvoir ôter cette odeur de mort qui flotte dans mon espace vitale. Alors active Qahedar. « Je... Je ne suis pas blessé. Juste quelques égratignures sans conséquences. » L’hésitation dans ses mots me montre qu’il n’était pas préparé à ça. Non, il n’était pas préparé au fait que je puisse m’inquiéter. Mon visage tique à cette pensée. Je ne m’inquiète pas... non. Cependant, mon amitié pour Wilhelm m’a poussée à prendre des nouvelles de son petit frère. Quelle serait sa réaction si je laissais sa seule famille se vider de son sang sans même bouger le petit doigt ? Mes yeux sont ancrés sur la peau calcinée de Qahedar. La souffrance doit lui tirailler les entrailles mais je fais mine de ne pas m’en inquiéter. Après tout, s’il a pu me soigner... il peut très bien le faire sur lui-même. Un calme étonnant se dessine dans son regard. Je contourne alors un peu plus la table où il se trouve pour me retrouver face à lui. Un éclat sournois nait alors dans ses yeux sombres. « Et toi, Avalon ? As-tu été plus chanceuse que moi ? Ou devrions-nous refaire la scène de la dernière fois ? » Le noir envahie alors chaque millimètre de ma pupille. N’ai-je pas été claire dans mes précédents propos Qahedar ? Ne t’avais-je pas demandé à ce que jamais nous ne revenions sur ce malencontreux épisode ? Évidemment, tu n’en as rien fait. Comment ai-je pu penser que tu accèderais à ma demande ? Tu prends un malin plaisir à me rappeler ma faiblesse passagère. Savoir que j’ai une seule fois dans ma vie était contrainte à te demander de l’aide te rend totalement extatique. C’était la première fois depuis mon enfance que je m’étais sentie aussi soumise, aussi vulnérable. Le souvenir de cet état me donne des frissons, ce que Qahedar ne manque pas de noter. Son petit sourire narquois ne fait que grandir, et j’ai juste envie de l’envoyer balader. Après tout, je pourrais très bien inventer ses réponses, hein ? Je n’ai nullement envie de perdre mon temps avec lui... nullement envie. Le silence de la bibliothèque devient alors insupportable. Pourquoi passe-t-il son temps dans un lieu aussi austère et triste ? Il me semble que je connais déjà la réponse que Qahedar me donnerait. Pour lui, la Tour est austère. Les Templiers sont austères, et l'emprisonnement est austère. Est-ce que lire lui donne des envies d’escapade ? Sans doute... Peut-être devrions-nous interdire les lectures trop poussées vers le bonheur de la vie en extérieur ? Par le culte des Trois, je déraille. Je frotte alors délicatement mes yeux, mais la poussière me pique davantage la rétine. Je suis sur le point de faire demi-tour lorsque j’entends Qahedar prendre la parole. « Il ne s'est rien passé d'inhabituel. Il y a eu des poussées de magie mais comme si quelqu'un s'entraînait, comme quand je le fais moi-même de mon côté. En somme, rien d'anormal.» Rien d’anormal ? Ma main se crispe face à cette conclusion hâtive et ridicule. Pourquoi est-ce que Qahedar n’a-t-il pas fait part de ces poussées de magie à son frère ? Après tout, elles ont dû être bien plus puissantes. Le démon que nous venons d’affronter possédait une puissante difficilement imperceptible... Et pourtant. Pourtant, les Templiers n’ont rien vu non plus. Ma colère se calme lorsque je pense à notre propre impuissance. Les mages ne sont peut-être pas plus responsables que nous... « Peut être que... Peut être que j'aurais pu empêcher tout cela. Si... Si j'avais été plus attentif, plus prudent, et pas plonger dans mes livres, peut-être aurais-je pu repérer les signes. » Sa voix devient de plus en plus faible, son visage montre une certaine fébrilité. Peut-être... peut-être. Ce mot tourne dans mon esprit depuis le début de l’attaque Qahedar. Peut-être si nous avions fait davantage attention, peut-être si nous avions été plus proches du mage Swendal, tout ça ne serait pas arrivé. Mais à quoi bon ressasser le passé ? Il faut apprendre du passé ainsi que des épreuves. Il ne faut pas s’y perdre. Nous avons lamentablement échoué, mais en aucun cas, nous devons rester sur cet affreux sentiment d’échec. Nous devons évoluer Qahedar. Rejeter la faute sur un tel ou un tel ne servirait à rien. Oh bien sûr, l’envie de me rejeter la faute sur les mages me démange depuis quelques heures déjà. Néanmoins, à chaque fois que je ferme quelques instants les yeux, je revois les visages apeurés des plus jeunes mages. Je ressens leur effroyable peur... comment pourrais-je tous les croire coupables ? Ma respiration devient bien plus lente. La colère face à notre impuissance va bientôt laisser place à l’envie de tout réparer. Oui, l’envie d’inspecter chaque mage, chaque recoin de la Tour pour que plus jamais un tel évènement ne se reproduise. Alors peut-être je serai exténuée à la fin, mais peu m’importe. S’activer, c’est oublier. Oublier le temps qui passe, et oublier que dehors, la vie continue alors qu’ici, elle semble s’être arrêtée il y a des années déjà. « Je ne connaissais pas bien Swendal. C'était un mage assez discret, dans son coin. Il ne se mélangeait pas trop aux autres. C'est peut être pour ça que personne n'a rien vu. » Ce jeune Swendal était en effet un mage très introverti, très replié sur lui-même. Il ne semblait pas se faire à cet enferment, à l’éloignement de sa famille. Quel est ce pincement terrible qui me pique le cœur ? Je fais mine de ne rien ressentir alors qu’un profond sentiment d’empathie étreint mon cœur. Le regard auparavant fuyant de Qahedar se plonge alors douloureusement dans le mien. J’y lis... je ne saurais le dire. C’est compliqué de lire en toi Qahedar. Certains mages sont de vrais livres... toi, tu es... différent ? « Où était le Templier sensé s'occuper de lui ? Que faisait-il quand le démon a commencé à ronger l'âme et l'esprit de Swendal ? Pourquoi nous poser des questions à nous ? C'est à lui que vous devriez les poser... Il était censé veiller sur lui ! » Bien évidemment, Qahedar allait finir par en parler. Après tout, il avait sans doute raison. C’était au mage, à son gardien de prendre soin de lui. Pourtant, cette façon à peine dissimulée de rejeter la faute sur ce pauvre Templier me réveille. Pour qui se prend Qahedar pour être aussi vindicatif face à un Templier ? Je m’approche alors de la table et mets mes deux mains sur une chaise. « Écoute Qahedar, on peut partir sur ce sujet. On peut se demander toute la nuit qui entre les Mages et les Templiers sont les plus coupables. Les camarades de Swendal incapables de ressentir cette magie noire qui grandissait chaque jour un peu plus en Swendal ou alors son guide qui n’a pas été capable de le tuer ? À quoi est-ce que ça nous mènerait ? Les faits sont là. Swendal est mort.... et son gardien aussi.» Ma voix est un peu étranglée sur la fin. Je connaissais bien le Templier qui était chargé de la protection et du bien être de Swendal. C’était un bon Templier, quoiqu’un peu plus émotif que moi. Peut-être est-ce cela qui l’a mené à sa perte ? J’ai le plus grand respect pour les gardiens de cette Tour. Ils prennent sous leurs ailes un Mage... je ne pourrais pas. Non, je ne pourrais pas faire une telle chose. Pourquoi ? C’est ainsi. « Nous l’avons retrouvé mort dans son dortoir. Il est fort possible qu’il ait mis fin à ses jours.» Mon ton est assez clinique mais mon cœur bat à vive allure. Devant l’étendu des dégâts, le Templier n’a pas su faire face. Il se pensait alors incapable d’expliquer son incompétence. Dis moi Qahedar, pouvons-nous lui en vouloir de n’être qu’un Homme ?

La position debout commence à tirer sur mes jambes. Ça va bientôt faire une journée que je suis éveillée et la fatigue commence à engourdir tous mes membres. Je tire délicatement la chaise en bois pour ne pas faire de bruit dans la bibliothèque, et je m’y assois. Je ferme quelques instants les yeux pour retrouver une respiration calme et apaisée. Mon regard agrippe de nouveau celui du sombre Qahedar. « La journée n’a été évidente pour personne Qahedar. Personne.» J’insiste alors sur ce dernier mot. Il doit sans doute penser que toute cette situation n’a aucun impact sur moi. Il me prend pour un pantin, simplement bonne à respecter les ordres et à faire respecter les règles. Il aurait tort de penser que je ne suis qu’une machine à obéir. « Il serait tellement facile de nous rejeter la faute l’un sur l’autre. Mais où est-ce que cela nous mènerait ? Veux-tu des émeutes au sein de la Tour ? Ça n’aboutirait à rien de bon, et tu le sais aussi bien que moi.» En effet, les règles sont claires en tant de révolution de la part des mages. Si une telle situation venait à arriver, les ordres étaient déjà donnés. Il fallait les tuer... exterminer tous ceux qui voudraient se faire la malle. Est-ce que les Templiers en seraient capables ? La question ne doit pas être posée le moment. « Pour que la Tour retrouve l’ordre qui doit être le sien, et le bon esprit de cohabitation, tout le monde doit y mettre du sien. Les mages tout comme les Templiers. Je... je suis prête à faire un effort également.» Qu’est-ce que cela signifiait en vérité ? Je ne le sais même pas moi-même... C’est juste que peut-être devrions-nous enterrer la hache de guerre ? Oh bien sûr, une amitié ne pourrait pas naître. De toute façon, un mage et un Templier ne peuvent devenir amis. Ça mènerait à une situation plus trop compliquée à émotionnellement. Je pose mes deux coudes sur la table et mets ma tête entre mes mains. « Il faut une meilleure entente entre les mages et les Templiers en général Qahedar, et pas seulement entre nous deux. Peut-être ce manque de connexité entre les mages et les Templiers nous a mené à cette situation dramatique. Si le mage avait été en confiance, peut-être nous aurait-il confié ce démon qui prenait vie en lui... Peut-être, encore des peut-être.» Je m’étais promis d’arrêter de penser à tout ça, d’arrêter de chercher des causes à ce drame qui s’est joué cette nuit. Malheureusement, je suis une jeune femme têtue, et il est hors de question que je reste dans cette incertitude. « Je suis obstinée Qahedar... il me semble que c’est bien le seul trait de caractère que nous partageons.» Mon regard s’ancre dans le sien, et un infime sourire s’inscrit sur mes lèvres. Je dois être fatiguée pour sourire ainsi. « Ce chignon trop serré me fait mal, cette lourde armure me cisaille la poitrine... je suis exténuée.» Je n’adressais même pas ces mots à Qahedar. Simplement, j’ai envie de détacher mes longs cheveux blonds, j’ai envie d’ôter cette armure qui me comprime. Alors Qahedar, si tu as quelque chose à me dire sur Swendal, ou si tu soupçonnes la manière dont le démon a pénétré son esprit, c’est maintenant.