Cœur, raison, devoir, obligations, paix, courage, vaillance, allégeances, choix, responsabilités, justice, pouvoir, manipulation, argent. Les gens défilent, les phrases s’enchaînent, je garde le dos droit et le regard dur.  Il ne faut pas qu’on pense que je suis un enfant, que je suis las et fatigué. Je dois être à la hauteur de la tâche qui m’incombe, je n’ai aucun choix. Je regarde droit devant moi, je fixe les gens de toute la hauteur dont je suis capable. Ma mère et Phineas sont là pour me rappeler à l’ordre quand je flanche. Mes craintes, mes peurs, mes doutes, je n’ai pas le droit d’en faire part. Fini le temps de l’insouciance, des courses à cheval et des défis lancés innocemment à Euphemia. « Je vous prie de m’excuser. » je déclare d’une voix catégorique en me levant. Plus d’audiences pour aujourd’hui, pas d’affaires urgentes à traiter dans l’immédiat, je me permets une promenade dans les jardins bien méritée. J’ai l’impression d’étouffer dans ces salles trop grandes qui me semblent soudain si petites, sans mon père dont la voix fait trembler les murs et donne l’impression que les plafonds sont si hauts. Je m’approche d’un messager auquel je souffle à l’oreille : « Veuillez demander à Aurore de me rejoindre dans les jardins. » Un bref sourire se dessine sur mes lèvres et je m’éloigne dans les couloirs du palais silencieusement. Seul le bruit de mes pas qui résonnent sur le sol de pierre vient troubler la quiétude de cette fin d’après-midi. Le soleil décline à l’horizon et le ciel se teinte d’une douce lueur orange. Qui sait ce qui se cache derrière ce lendemain proche ? Qui sait quelles difficultés m’apporte le jour suivant ? Les gardes ouvrent la lourde porte de bois menant aux jardins et je les remercie d’un bref hochement de tête et observe avec attention le paysage que j’ai devant les yeux. Voilà des bonheurs simples que je n’ai pu apprécier depuis trop longtemps : celui de sentir la caresse du vent sur mon visage, de promener mes doigts sur les pétales des fleurs, de sentir le gravier crisser sous mes pas. Enfants, Cellie et moi passions des heures ici, à nous émerveiller de chaque chose, aussi futile soit-elle. Le chant d’un oiseau nous faisait sourire jusqu’à ce que nous ayons mal aux joues, une dispute ouïe de façon inopportune rire jusqu’à ce que nous ayons le souffle court. Cellie … Depuis quand ne l’ai-je pas vue ?  

Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’Aurore m’a rejoint. Je le fais tout de même, par respect et courtoisie pour cette belle et noble jeune femme qui a accepté pour la seconde fois mon invitation à séjourne au château. Je prends sa main et fait mine d’y déposer mes lèvres, en bonne et due forme. « J’espère ne pas vous avoir dérangé en pleine occupation et vous remercie d’avoir accepté de me tenir compagnie un moment. » Aurore Hawklin me fascine. Elle est belle, indépendante, intelligente. Tout ce que j’attends d’une femme. Malgré tout, il réside entre nous un mur invisible qu’elle a bâti et que je n’arrive jamais à franchir, un mur qu’elle s’évertue de préserver et qui la rend inaccessible. Je dois avouer que c’est excitant et agaçant à la fois, et je suppose que je n’insisterai pas longtemps avec elle. Toutes les femmes n’aimeraient-elles pas être à sa place, prétendre au titre de potentielle Reine de Kahanor ? Aurore me met face à une réalité terrible : je suis encore bien loin de tout connaître sur la vie. Si je ne peux connaître quelque chose d’aussi futile qu’un désir humain, alors je ne peux comprendre le reste. Je lui propose mon bras et avance de quelques pas, lentement, profitant du peu de temps libre qu’on m’autorise. « Avez-vous trouvé de quoi passer le temps de façon agréable au château ? Ne languissez-vous pas votre foyer ? » Aurore sait que je tiens en respect la famille Hawklin, qui m’impressionne avec ses capacités à dresser les faucons. La première fois que je les ai vus à l’œuvre, j’ai également trouvé leur fille magnifique. Alors quand c’est elle qui travaille, c’est d’autant plus intéressant. « Si cela vous manque, vous pouvez bien entendu convier votre famille à vous rejoindre, ils seront les bienvenus ici. Oh, et avant que j’oublie : certains enfants aimeraient vous voir à l’œuvre, avec les oiseaux. Vous vous êtes bâti une sacré réputation, ici ! Vous avez su trouver votre place rapidement. » Un sourire à la fois amusé et provocateur illumine mon visage, tandis que je tourne pour suivre le chemin qui s’enfonce entre les rosiers élégamment taillés. Nos jardiniers font un travail remarquable et je ne suis pas certain qu’ils soient assez félicités pour ça. Un banc de pierre se dresse au milieu des fleurs aux senteurs enivrantes et je propose à Aurore de s’y asseoir, avant de prendre place à l’autre extrémité. J’ai l’air à l’aise, mais c’est tout le contraire : je n’ai jamais réellement eu de contact avec les filles avant Aurore. « Racontez-moi quelque chose sur vous. Sur votre enfance, ou bien sur l’un de vos voyages. » Je lui demande ça chaque fois que nous nous voyons mais je n’y peux rien, j’adore ça.