SAFE AND SOUND

Freyha & Kazhan

Le marché de la Cité Libre semblait toujours ravir sa maîtresse. Elle déambulait entre les étalages, maîtresse du monde à l'allure droite et fière. Kazhan se tenait derrière elle, une main sur la poignée du glaive qu'il était autorisé à porter à chaque fois qu'il sortait en compagnie de la jeune femme. Les autres marchands les plus riches de Yelderhil le fixaient souvent d'un œil noir, ne comprenant pas que Freyha puisse laisser un de ses esclaves déambuler librement à ses côtés et armé, de surcroît. Elle aurait été folle de faire une telle chose des années auparavant, il n'aurait certainement pas hésité une seule seconde à saisir l'occasion pour s'enfuir. Il l'avait tant détestée, au début. Privé de sa liberté, forcé à combattre pour le plaisir des plus riches, il avait longtemps rêvé de s'évader et de plonger une lame tranchante dans le cœur de la jeune femme. Mais les années l'avaient assagi et ses victoires dans l'arène lui avaient apporté tant de récompenses et d'avantages qu'il avait fini par sentir son désir de s'échapper s'effacer. Et plus important encore, elle avait sauvé sa sœur en l'achetant au monstre qui lui avait fait vivre un enfer. Et pour cela, Kazhan lui était loyal et dévoué, à jamais. Bien évidemment, il lui arrivait encore de rêver du désert dans lequel il avait grandi, mais Freyha avait gagné son respect et elle le savait. Elle était la seule à traiter ses esclaves ainsi et cela dérangeait ses pairs, mais elle n'était pas du genre à s'en préoccuper. Pour lui avoir permis de retrouver sa chère sœur, le gladiateur s'était juré de servir de de protéger la jeune femme.
Il la vit s'immobiliser du coin de l’œil et fit de même, à une distance respectable. Il était suffisamment derrière elle pour signifier qu'ils n'appartenaient pas au même rang sans pour autant se trouver trop loin, en cas de danger. Une telle chose l'aurait révolté autrefois mais à présent, cela faisait partie de son quotidien et il s'en accommodait. Certes, il n'était plus chez lui, parmi les siens. Mais ils avaient tous été massacrés et Kazhan n'avait nulle part où rentrer. Aux côtés de Freyha, il avait un toit sur la tête et de quoi manger chaque jour. Mieux encore, sa sœur était en sécurité, plus que s'ils étaient de retour dans le désert où ils étaient nés.

Il entendit la jeune femme entamer la conversation avec un vieillard qui vendait des bijoux et porta son attention sur les environs. Le soleil était haut dans le ciel et tout un tas d'odeurs envahissait les narines du gladiateur. Viandes, poissons, épices, tout cela se mêlait aux couleurs chatoyantes des tissus que certains marchands vendaient. Le marché de la Cité Libre était un endroit qu'il n'avait connu qu'en étant esclave. S'il avait d'abord détesté s'y trouver, désormais il accueillait ces promenades loin de la villa avec beaucoup de bonheur. Kazhan suivait vaguement l'échange entre Freyha et le marchand qui semblait s'éterniser un peu. Il savait que la jeune femme s'en sortirait en obtenant ce qu'elle voulait, elle y parvenait toujours. Ses talents en matière de négoces n'étaient plus à prouver, du moins pas auprès du gladiateur. Il avait tendance à admirer cette patience qu'elle possédait. Si cela ne tenait qu'à lui, il aurait depuis longtemps tapé du poing sur l'étalage du vieillard et tiré son épée pour lui faire ravaler sa langue. Ces choses là ne l'intéressaient pas et il n'était pas du genre à perdre son temps en vaines paroles.
Le jeune homme laissa échapper un profond soupir tandis que Freyha finissait de négocier l'objet qu'elle avait remarqué. Kazhan attendait patiemment -ou presque- qu'elle ait terminé lorsqu'il capta un mouvement du coin de l’œil. Une silhouette encapuchonnée qui n'aurait certainement jamais attiré son attention d'ordinaire. Mais celle-ci se déplaçait incroyablement vite et en direction de sa maîtresse. Lorsque le gladiateur se décida à bouger, il ne lui resta qu'une fraction de secondes pour empêcher une lame aiguisée de s'enfoncer dans le flanc de la jeune femme. Ne prenant même pas le temps de sortir son glaive, il se jeta sur l'étrange silhouette et tous deux bousculèrent l’étalage dans leur élan. Les planches de bois s'effondrèrent sur eux et Kazhan se retrouva un peu étourdi. Néanmoins, il maintint sa prise sur l'inconnu qui se débattit furieusement. La lame entailla profondément sa joue mais il ignora la douleur, esquivant de justesse le deuxième coup qui se serait volontiers enfoncé dans son abdomen et saisit le poignet de l'assassin. Il était rapide et agile, mais en force brute, il ne faisait pas le poids face au gladiateur.

Dans un grognement rauque, il émit une forte pression sur le poignet de l'homme et tourna brusquement, de manière à le briser dans un craquement sonore. Kazhan se releva rapidement, sans relâcher l'assassin, le forçant à se redresser en même temps que lui. Tous les regards étaient à présent tournés vers eux, curieux de connaître la raison de tout ce tapage. Le gladiateur les ignora et empoigna la capuche de l'homme pour dévoiler le visage d'un jeune garçon au visage déterminé. Il fronça les sourcils et lui arracha sa cape, avant d'attraper son autre bras, à la recherche d'une marque, n'importe quoi. C'était un esclave, cela ne faisait aucun doute, envoyé par son maître pour attenter à la vie de Freyha. Ce n'était pas la première fois que Kazhan avait affaire à ce genre de tentatives. Ses yeux se posèrent enfin sur la marque au fer rouge faite sur l'épaule du garçon. Elle était méconnaissable, récemment tailladée pour empêcher quiconque de savoir à qui il appartenait. Ignorant le liquide chaud qui coulait le long de sa joue à cause de la plaie que le jeune assassin avait réussi à lui faire, le gladiateur se tourna vers Freyha, sans relâcher l'esclave qu'il tenait à présent par la nuque, de ses larges mains. « Qui t'envoie ? » siffla-t-il à l'oreille du plus jeune qui esquissa un sourire mauvais. Le guerrier resserra sa prise sur sa nuque, prêt à reposer sa question, mais l'esclave  porta une main à son cou, rapide comme l'éclair. Quelques secondes passèrent et il se mit à convulser, les yeux révulsés, une mousse rougeâtre écumant à ses lèvres. Kazhan le relâcha, laissant son corps inerte retomber au sol, puis se pencha pour examiner la main du garçon. Il y trouva une étrange bague en métal, pourvue d'une aiguille pointant vers la paume, certainement enduite d'une poison mortel, étant donné l'état dans lequel il se trouvait à présent. Les sourcils froncés, le gladiateur retira lentement la bague, prenant garde à ne pas approcher l'aiguille de sa peau. Puis il se redressa et retourna auprès de Freyha pour lui tendre l'objet. « Faites attention, dit-il, la mâchoire crispée. Cela vous dit quelque chose ? » Après tout, elle était la mieux placée pour savoir qui voulait bien la voir morte. Ils étaient certainement nombreux, mais pour tenter quelque chose d'aussi risqué, il fallait que ce soit une personne qu'elle ait vraiment agacée, non ?