« Faudra que je te le dise combien de fois ? soupira-t-il. Replis ton bras, recule ta jambe. Voilà, c’est mieux. Sois plus légère sur tes jambes, danse avec ta lame. Elle n’est qu’une prolongation de ton bras, comme des griffes acérées qui continueraient tes doigts. Alors fais-la tournoyer, fais-la valser, et surtout, danse avec elle. Tu dois être là, et ne plus l’être l’instant d’après. Pique, tranche, cabriole, vole, tourne, soit aussi légère qu’une ombre, tourne bien ta tête sans jamais fixer trop longtemps ton regard, et tu ne t’épuiseras pas. Au contraire, tu seras emportée comme dans une transe. Et ton adversaire n’arrivera pas à suivre tes mouvements. Allez, on recommence, lui assena-t-il. »
« Non, répondit-elle. J’en peux plus Aedan, ça fait des heures que tu me fais tourner dans tous les sens. J’ai les jambes lourdes, mes pieds n’arrivent plus à me porter, et je commence à avoir le mal de cœur. »
« Encore, insista-t-il. » Sauf que cette fois, il ne lui laissa pas le temps de geindre et attaqua, la contraignant ainsi à parer le coup. Il frappa de nouveau, et encore, et encore. Le combat reprit donc malgré elle.
« Aïe ! gémit-elle. Aedan, tu m’as coupée ! »
« C’est parce que tes gestes sont trop lents. Tu réponds à mes attaques, mais tu ne les anticipes pas. Tu subis les coups. Voilà ce que tu fais. »
« J’en ai assez, cette fois je rentre. » Elle laissa tomber son poignard et lui tourna le dos, bien déterminée à s’en aller. Elle écumait ; son frère ne savait jamais s’arrêter. Il voulait à tout prix qu’elle apprenne à se battre comme un homme, mais elle n’en était pas un. Et elle n’avait même pas 10 ans ! Comme sa mère, elle deviendrait tailleuse, et c’est les aiguilles qu’elle devait apprendre à manier. Pas les dagues. La guerre était un jeu créé par les Dieux et destiné aux hommes. Autrement dit, pas sa destinée à elle. Alors elle voulait bien se laisser prendre au jeu de temps à autres, mais là il allait trop loin. Elle monta dans sa chambre, claqua la porte et se jeta dans son lit, impatiente de vider toute sa colère dans son oreiller. Mais à peine quelques instants plus tard, trois petits coups timides résonnèrent à sa porte. C’était lui, elle le savait. « Laisse-moi ! » ragea-t-elle. Malgré tout, elle entendit la porte s’entre-ouvrir. Elle se redressa, prête à lui lancer son oreiller en pleine figure pour le faire déguerpir. Mais elle en fut incapable. Il lui suffisait de voir sa petite tête abattue pour en oublier la raison de leur dispute.
« Svenja, je suis désolé… souffla-t-il avec sincérité. Je ne voulais pas te blesser, poursuivit-il, je voulais simplement… »
« Je sais, acheva-t-elle. Tu voulais simplement que j’apprenne à me défendre seule. Mais je n’en aurai jamais besoin, n’est-ce pas ? Tu seras toujours là pour me protéger, pas vrai ? »
« Oui » s’empressa-t-il de répondre en s’approchant d’elle pour presser ses petites mains d’enfant dans les siennes.
« Promis ? » demanda-t-elle.
« Promis. »


« Mensonges » se répétait-elle inlassablement. « Mensonges. » Il était parti, l’avait abandonnée, l’avait trahie. Comment avait-il pu ? Ils avaient toujours été si inséparables… Ils avaient partagé le même ventre, la même chambre, les mêmes peines. Deux êtres mais finalement qu’un seul cœur, qu’une seule âme. Il faisait partie d’elle, elle faisait partie de lui. Comment pouvait-il partir ? Et pour cette fille qui jamais ne l’aimerait autant qu’elle l’aimait ? « Mensonges » radota-t-elle une fois de plus. Toute leur enfance avait été un mensonge, une illusion qu’il avait créée pour lui masquer ses noirs desseins. Mais tout de même, comment avait-il pu lui faire ça, à elle, qui aurait tout sacrifié pour lui ? Elle, sa sœur jumelle, son reflet dans le miroir, la moitié de son âme. Elle, dont le cœur s’était brisé en mille morceaux en apprenant son départ. Cela ne l’avait pas retenu pour autant. Ni les larmes, ni les suppliques. Il était parti sans un regard en arrière, sans aucun remords de la laisser là, agenouillée par terre, les joues inondées de larmes, le corps tremblant de douleur. Il était parti….

Ce jour-là, elle avait eu tellement mal qu’elle avait même envisagé la possibilité de s’ouvrir la poitrine et se s’arracher le cœur afin de faire cesser toute cette douleur. Alors elle avait pleuré, pleuré toutes les larmes de son corps, crié le visage enfoui dans son oreiller, et martelé son matelas jusqu’à ne plus avoir d’énergie dans son corps. Elle avait dû finir par s’endormir là, vidée, meurtrie, anéantie.

Les jours se succédèrent, et la plaie dans sa poitrine se refusait à cicatriser. Elle en avait même perdu l’appétit, et plus rien ne semblait l’intéresser. Elle réalisait ses travaux de couture auprès de sa mère, le regard perdu dans le vide, insensible aux commentaires que les gens murmuraient autour d’elle. C’était comme si elle était morte de l’intérieur. Comme si, en partant, son frère lui avait arraché son âme, lui avait arraché sa vie….

« Où est ta foi, mon enfant ? » lui demanda la vieille femme. Svenja l’avait déjà aperçue, elle passait de temps à autre voir sa mère pour lui commander une nouvelle tunique. Elle portait toujours de spectaculaires atours, de la soie brodée d’or, avec parfois quelques pierres précieuses ornant de-ci de-là ceinture ou manchettes. Malgré les années qui marquaient son visage, elle resplendissait d’une incroyable beauté et d’une vigueur sans pareil. Tous ceux qui croisaient son chemin semblaient la craindre, n’osant défier son regard et s’empressant de faire rentrer leurs enfants dans leurs maisons. Les rumeurs qui circulaient à son sujet la présentaient comme une sorcière, une hérésiste avec le cœur tellement noir que même les fleurs fanaient derrière elle. Pourtant, quand Svenja scruta ses yeux, elle n’y vit que le miroitement de l’or dans l’émeraude. Or, si les yeux sont bien le miroir de l’âme, alors son cœur à elle devait être un trésor inestimable. Quoi qu’il en soit, la jeune fille ne la craignait pas. Au contraire, elle éprouvait plutôt une sorte d’admiration pour cette intrigante vieille femme.
« Partie, lâcha-t-elle après un moment ».
La vieille dame la scruta. Son regard était si intense qu’il semblait lire à l’intérieur de vous. C’en était parfois gênant, car elle se sentait alors nue et sans défense. Mais elle ne broncha pas pour autant, et continua de replier l’étole préparée par ses soins.
« C’est faux, protesta la vieille femme. Je sens encore en toi une étincelle. Fragile, vacillante, mais ta foi est encore là, enfouie au plus profond de toi. Tu continues à y croire parce que tu veux y croire. Tu ne saurais renoncer à cet espoir. D’ailleurs, tu t’y accroches comme si ta vie en dépendait. »
« Vous ne savez pas de quoi vous parlez, rétorqua Svenja. »
« Je le sais mieux que quiconque, mon enfant, répondit-elle avec douceur. Toute ma vie, c’est ce que j’ai fait : lire dans le cœur des gens. Tu auras sans doute entendu de nombreuses histoires à mon sujet, et pas de très glorieuses je crains. C’est ce que font les gens ignorants : ils condamnent ce qu’ils ne comprennent pas, car l’inconnu les effraie. Mais toi tu n’es pas comme eux. Tu as un esprit vif, curieux, libre. Écoute ton cœur mon enfant, et tu sauras que je dis vrai. Tu sais que ceci n’est pas ton destin. Tu es vouée à quelque chose de plus grand. De grands desseins t’ont été confiés, et au fond de toi, tu l’as toujours su. Je me trompe ? »
Svenja la regarda en fronçant un sourcil. Ces paroles résonnaient en elle, trouvant un écho dans d’anciennes sensations qu’elle avait reniées il y a si longtemps de cela. Pourtant…
« Viens me voir un de ces jours, lui proposa la vieille dame, coupant court à ses réflexions intérieures. Viens me voir, et je te montrerai. » Elle récupéra son paquet, déposa sur le comptoir quelques pièces d’or, et, rabattant son capuchon sur sa chevelure sombre, se dirigea vers la porte.
«  Où vous trouverai-je ? demanda Svenja avant qu’elle n’ait franchi le seuil. »
« Tu le sauras en suivant ton instinct, affirma-t-elle avec un sourire tendre. » Et elle disparut.


Bon sang, mais que faisait-elle dans cette forêt ? Qu’est-ce qui l’avait pris d’écouter les mensonges de cette vieille sorcière ? Voilà des heures qu’elle marchait dans cette forêt, et la nuit gagnait le ciel toujours plus vite. Les branches décharnées s’allongeaient comme des doigts crochus, prêts à l’enlacer d’une étreinte mortelle à chacun de ses pas. Elle aurait bien fait demi-tour, mais elle aurait été incapable de retrouver son chemin. Elle ne pouvait donc que continuer à avancer, se laissant guider par ses pas. Quelle imbécile elle avait été que d’écouter cette pauvre folle… À quoi c’était-elle donc attendue ? « De grands desseins t’ont été confiés », avait-elle dit. Mensonges. Encore. Toujours. Quel incroyable destin pouvait bien attendre une modeste fille de tailleuse et de forgeron ? Aucun, si ce n’est la mort à cause de sa stupidité. Si Aedan avait su il… il… Que les sept enfers l’emportent ! Après tout il l’avait abandonnée, alors de quel droit aurait-il pu la juger ?? Cette pensée raffermit sa détermination. Elle trouverait cette vieille sorcière, coûte que coûte. Mais pas ce soir. Les hauts arbres étaient si proches les uns des autres qu’ils empêchaient le reflet de la lune d’éclairer le sentier. Elle grimpa donc à l’un d’entre eux pour se reposer quelques heures à l’abri des prédateurs. Elle s’installa à califourchon sur une épaisse branche, le dos bien calé contre le tronc massif de l’arbre.
Et c’est alors qu’elle le vit. Ou du moins sa silhouette. C’était la première fois qu’elle en voyait un, mais elle savait. Malgré l’obscurité, c’était comme si elle pouvait parfaitement le discerner. Un temple. Un temple comme il n’en existait plus, un temple où régnait une ancienne magie qui fit se redresser le duvet de ses bras. Aussitôt, elle descendit de son arbre, et marcha droit vers ce lieu proscrit. Quand elle en fut suffisamment proche, elle discerna une autre femme, là, juste devant, à quelques pas à peine. C’était elle.
« Je t’attendais, mon enfant, susurra-t-elle de sa voix douce. »
Svenja s’arrêta. Elle savait que si elle suivait cette voie, il n’y aurait pas de retour en arrière possible. C’est pourquoi elle inspira un bon coup et fit un pas en avant. Sa destinée l’attendait.

Ral’Agura lui avait tout enseigné. Elle lui avait raconté l’histoire des Neuf, expliqué les pratiques rituelles et initié à l’antique magie des prêtresses. Ses précieux enseignements l’avaient profondément changée : elle était arrivée fillette, elle en repartait femme. Durant ces quelques années d’autarcie dans le temple, elle avait appris la sagesse. Sa fougue juvénile s’était transformée en une patience enchanteresse, et son impulsivité irrationnelle en une farouche détermination. Auprès de la vieille femme, elle avait également appris à manier l’art de la langue, comme autrefois elle avait appris celui de l’épée.
Ral’Agura était particulièrement fière de sa disciple. Svenja avait su ouvrir son cœur là où les plupart des gens préféraient fuir,  et avait su trouver sa propre voie parmi la pluralité de pratiques. C’est donc avec un grand déchirement au cœur que les deux femmes se séparèrent pour poursuivre leur chemin. Mais il était temps pour Svenja de partir, d’accomplir ce pour quoi elle avait été formée.


Quelques années plus tard…

Elle aperçut simplement la cape voleter à l’angle de la bâtisse. Et elle sut que c’était fait. Tout son corps se détendit alors soudainement, ses muscles se relâchèrent et, pour la première fois depuis plusieurs mois, elle put de nouveau respirer normalement.

Pourtant elle venait de faire tuer l’homme qu’elle aimait. Ou du moins, qu’elle avait aimé… Elle se souvenait encore de ce qui l’avait immédiatement séduite chez lui : son regard. Ses prunelles étaient sombres, et l’amande de ses yeux avait une courbure des plus intrigantes. Quand elle plongeait son regard dans le sien, elle n’y percevait rien. Rien d’autre que ce noir intense qui l’envoutait. Ses sourcils fournis lui durcissaient les traits, mais elle aimait cette virilité emprunte de secrets. En réalité, elle aimait ce mystère qu’elle ne parvenait pas à percer, et l’aimer était pour elle un défi exaltant. Il n’était pas très loquace, pas non plus particulièrement tendre. Ses manières étaient plutôt bourrues, mais il dégageait malgré tout un charme profond, et fournissait aux yeux de Svenja une sensation de protection et de sécurité. Quand elle se blottissait contre son torse musclé, enveloppée dans ses bras épais, elle se sentait redevenir une enfant, une enfant invincible.

Mais les mois passant, son attitude avait changé. Il se refermait toujours plus sur lui-même, ses secrets semblant le ronger de l’intérieur. Sa force physique cessa ainsi d’être un bouclier contre le monde extérieur, et devint une épée qui s’abattait sur elle. La première fois qu’il l’avait frappée, il avait eu l’air effrayé de son geste, de lui-même,  et avait pendant quelque temps pris ses distances de peur de la blesser de nouveau. La deuxième fois, il ne s’excusa même pas. Et à partir de la troisième fois, il y prit un terrible plaisir. Svenja avait bien essayé de se défendre, mais son corps frêle ne faisait pas le poids face à son imposante carrure. Alors, chaque soir, le corps meurtri, elle priait, implorant les Neuf d’être miséricordieux envers son époux, de lui accorder la paix de l’âme. Elle priait de toutes ses forces pour que ses tourments s’apaisent, et qu’il n’ait plus ainsi besoin de reporter sa souffrance sur elle.

Il lui fallut du temps pour comprendre que la seule manière pour que son âme retrouve la paix, était de le conduire directement auprès des Neuf. Lorsqu’elle le comprit enfin, elle n’eut plus de doute sur ce qu’elle devait faire ; un parchemin, une bourse remplie d’or, et le lendemain, un sombrelame venait exécuter son contrat. De lui, elle ne vit que le pan de la cape tourner à l’angle de la maison. Elle n’éprouva pas la nécessité d’aller vérifier que le travail avait correctement été accompli ; elle savait que son mari était mort.

Elle se retrouvait ainsi de nouveau libre, libre de poursuivre sa mission divine.


La route avait été longue, et semée d’embuches, mais Svenja avait toujours gardé sa foi. Elle avait fini par comprendre que rien n’arrivait sans raison, et qu’à une échelle bien supérieure à la nôtre, chaque élément avait un sens défini, nécessaire à l’avancée de l’Histoire. Comme cette lettre qu’elle venait de recevoir de son frère… Aedan. Un nom qu’elle n’avait plus prononcé depuis si longtemps, mais dont la mélodie n’avait jamais cessé d’être chuchotée au plus profond de son cœur. Quand elle avait reçu cette lettre, plusieurs émotions l’avaient alors submergées l’espace d’un instant : joie, colère, frustration, peur, impatience, déception. Tout ça l’espace d’un instant. Et puis elle avait fait le vide dans sa tête, rassemblé ses esprits. Ral’Agura lui avait prédit que ce jour arriverait. Elle lui avait dit qu’elle devrait être forte, oublier la rancœur et l’amour, occulter ses désirs et ses craintes. Comme l’océan qui était composé de petites gouttes d’eau, leurs retrouvailles auraient d’importantes conséquences pour l’avenir de l’humanité. Le sang de deux frères, la foi d’une prêtresse et la détermination d’un templier. Ral’Agura lui avait dit qu’ils avaient tous deux un rôle dans cette fameuse pièce appelée communément la Vie. Et que de ces retrouvailles pouvaient découler des conséquences aussi terribles que fortunées. Mais comment savoir quel chemin mènerait à quel destin ?