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Depuis qu’il avait rejoint la bande d’Hermias, l’ancien troubadour n’avait pas cessé d’évoluer. De simple adolescent empli de colère et d’amertume, il était devenu tout jeune homme avide de faire ses preuves, puis adulte accompli simplement heureux d’exister. Même s’il était loin de côtoyer la Mort tous les jours, il l’avait suffisamment lue dans les yeux des autres pour savoir qu’il était chanceux d’être encore en vie à son âge, d’autant plus si l’on prenait en considération son mode de vie pour le moins désastreux. En approchant de la trentaine, passablement lassé de faire couler le sang inutilement, Thibalt avait commencé à se poser des questions. Etait-ce là l’existence dont il rêvait ? Ne souhaitait-il pas mettre de côté les affrontements pour se concentrer sur les larcins et la survie ? Il lui arrivait d’hésiter. Il faisait alors un compte-rendu mental de tout ce qu’il devait à Hermias et se mettait à peser le pour et le contre d’un départ. Car s’il partait, il aurait tout à recommencer. Il devrait se donner une nouvelle identité, en espérant que certains villages veuillent bien l’accueillir et qu’ils ne le jettent pas dehors à cause de son passé. Il songeait d’ailleurs à s’exiler à Yelderhil si sa mauvaise réputation le précédait trop souvent… Et que ferait-il de ses journées ? Il n’était ni marchand ni paysan, il ne savait pas travailler la terre. A dire vrai, la seule et unique chose qu’il avait apprise à faire à part brigander était jouer du luth. Il avait toujours son instrument, posé dans un coin des camps montés à la va-vite ou enfoui dans l’une des fontes de son cheval. Il n’avait pas pu se résoudre à s’en séparer, l’objet signifiant à ses yeux bien plus que sa vie passée. Chaque fois, chaque rare fois où il pinçait les cordes, il se remémorait la voix musicale de sa défunte mère et le sourire enjoué de sa cadette, qu’il avait délibérément laissée croire à sa mort. Et chaque fois, il s’en voulait un peu plus de la laisser dans l’ignorance, puis la raison reprenait le dessus. Qu’aurait-elle dit si elle savait ? N’aurait-elle pas une vie plus passionnante à mener qu’à se soucier de son boulet de frère incapable de s’en sortir sans faire les mauvais choix ?

Il se prenait à rêvasser au sujet de la Guilde des Voleurs, songeant qu’il serait bien agréable de se retrouver en compagnie de personnes possédant le même don que lui dès qu’il s’agissait de délester des bourses bien garnies ou de se faufiler un peu partout. S’il n’avait pas rencontré Hermias, il serait sans doute devenu un braconnier solitaire, n’hésitant pas à dérober ce dont il avait besoin lors de ses passages dans les villes lors des marchés. Il aurait revendu l’excédent de peaux et de vivres, se serait payé quelques éléments essentiels à la vie dans les bois et, parfois, aurait coupé les liens de cuir d’une bourse un peu trop boursouflée. Il se savait doué à ça, bien plus qu’on ne l’aurait soupçonné de la part d’un grand échalas comme lui. Il savait se faire oublier rapidement, emprunter les ruelles oubliées, grimper en haut de murs comme un chat sauvage. Thibalt aurait eu une merveilleuse reconversion en tant que voleur… Cependant, cela n’aurait guère changé l’avis que sa sœur aurait pu avoir de lui. Bandit, voleur, quelle différence ? Il aurait pu faire bien plus. Il aurait pu être bien meilleur. Il savait que ses paroles allaient être pleines de reproches, mais aussi d’espoir et de conseils. Elle aurait voulu l’aider et il n’aurait pas supporté de la décevoir. Alors il préférait vivre son existence à des kilomètres de la sienne, conscient que leurs routes se croisaient parfois dans les grandes villes ou qu’ils empruntaient probablement les mêmes routes usées par des milliers de sabots, de roues et de pieds avant eux. Il se passa une main sur le visage pour chasser la fatigue qui s’y attardait et se concentra à nouveau sur les hommes autour de lui.

Aujourd’hui, ils étaient six. Ils n’avaient reçu aucune indication particulière sur un convoi intéressant et rentraient actuellement à leur repaire. Un jeune homme les accompagnait, un dénommé Jehan. Il ne devait pas excéder la petite vingtaine, néanmoins Thibalt pouvait déjà lire dans son regard clair qu’il en avait vu et subi bien trop pour son âge ; il s’était peu à peu pris d’affection pour celui qu’il surnommait régulièrement « gamin », que cela lui plaise ou non d’ailleurs. Bien qu’ils n’étaient séparés que de quelques années, il se sentait toujours un peu responsable de sa sûreté lorsqu’ils voyageaient ensemble. L’une des premières fois où il les avait accompagnés, l’ancien troubadour lui avait évité de se prendre une flèche dans l’épaule et depuis, il posait souvent un œil attentif sur sa silhouette dès qu’il était proche. Il se serait senti coupable qu’il soit blessé lors d’un affrontement entre les gardes et les brigands. Après tout, il ne faisait pas partie de leur groupe, il n’avait pas à combattre à leurs côtés. Pourtant, il s’obstinait à revenir. D’après ce qu’il savait de lui, Jehan gagnait sa pitance en prenant des contrats qui portaient généralement sur le meurtre. Il ne pouvait pas dire qu’il cautionnait totalement sa décision, cependant elle était sienne et il la respectait. Ce jeune homme n’était par ailleurs pas totalement mauvais, c’était tout du moins son avis. Il parlait très peu de son passé, évitant les questions parfois directes des autres compagnons de Thibalt. C’était sans doute sa façon d’éviter de remuer de mauvais souvenirs et il ne pouvait que comprendre pareil comportement. Lui-même se taisait dès qu’il était question de cela. Il n’aimait pas parler d’Azéline, parce qu’à la simple mention de son prénom, il se sentait honteux et ses épaules s’alourdissaient du poids de la culpabilité. Non, mieux valait vivre au jour le jour, sans se soucier du passé ou du futur.

L’arrivée impromptue de Jehan à ses côtés l’aida à trouver une distraction pour éviter de songer à la jeune barde. Il haussa un sourcil interrogateur à son introduction, ne sachant pas s’il désirait réellement discuter ou s’il s’agissait là d’une sorte de salutation un peu maladroite. Même s’il l’appréciait, il lui arrivait d’avoir du mal à cerner ses intentions, comme à l’instant présent. Thibalt remua sur sa selle, les muscles rendus raides par une chevauchée un peu trop longue. Le mauvais temps ne l’aidait pas à relativiser. Il secoua la tête : « Qu’est-ce que tu veux dire, gamin ? Tu crois qu’la moitié d’entre eux connaissent quelque chose sur la vie ? Ils survivent, t’sais. On survit tous. » Il eut un sourire un peu amusé. « C’est sûr qu’ils savent comment tirer d’la ribaude ou défourailler, mais ça veut rien dire. » Il se gratta l’arrière du crâne, peu satisfait de sa propre réponse. Sans être totalement idiot, Thibalt se savait bien moins cultivé qu’il n’aurait pu l’être s’il avait choisi de suivre la voie des troubadours. Son parler était devenu plus abrupt et rugueux avec les années passées auprès d’Hermias, il avait perdu son tact et pris de très mauvaises habitudes. Néanmoins, il savait aussi se rendre plus présentable dès que les circonstances l’exigeaient. Par exemple, dès qu’un joli minois apparaissait. Dans ces moments-là, il savait très bien prononcer chaque syllabe de ses phrases et user de mots plus complexes. Il avait juste cessé de faire l’effort avec les autres brigands. « Et puis arrête de m’dire ‘tu’, j’suis pas un vieillard que j’sache. J’suis Thibalt, c’est tout. »

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